Il aura été difficile d’échapper au battage médiatique entourant le couronnement cannois d’Entre les murs de Laurent Cantet. Plus encore que par chauvinisme de bon aloi (à Cannes on gagne rarement sur son propre terrain, la précédente Palme d’Or française remontant à 1987 avec Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat), c’est évidemment par son sujet et ses conditions de fabrication que le film fit s’exciter sur lui, caméras et claviers du paysage médiatique. En plus de cristalliser les enjeux idéologiques d’une société, l’école, comme passage obligé, a laissé en chacun de nous un passif sentimental. Faites de celle de votre film un établissement de ZEP, vous tenez alors un objet susceptible d’être la proie de toutes les récupérations politico-médiatiques. On ne verra alors votre film que comme un document, voire pire, un tract politique vierge sur lequel plaquer vos propres orientations idéologiques. Tout sauf un film…
Comme si, dès lors qu’une œuvre prenait pour point de départ un sujet à haute teneur sociétale, il devait nécessairement «faire discours» et n’être, conséquemment, habité que de personnages « exemplaires ». Il n’y a qu’à voir comment les nombreuses critiques formulées ici et là envers les méthodes pédagogiques du personnage principal d’Entre les murs, font office de critique du film lui-même, comme s’il y avait indifférenciation entre un film et ses personnages. C’est le risque auquel s’est exposé le courageux cinéaste Laurent Cantet, lui, qui dès ses premiers films (Ressources humaines, L’Emploi du temps et Vers le Sud), avait déjà travaillé des sujets qu’on retrouve fréquemment en unes de JT, journaux, et magazines (respectivement, les plans sociaux, la retentissante affaire Romand, et le tourisme sexuel), tout en leur offrant un traitement spécifiquement cinématographique et non maladroitement sociologique comme c’est souvent le cas de la plupart des films sociaux français.
Entre les murs vient donc confirmer, si besoin est, l’importance considérable de Laurent Cantet dans le cinéma français, et on y retrouve, avec une force renouvelée, ce qui faisait la valeur de ses trois précédents longs métrages, une attention au Réel propre au cinéma français à son meilleur (Renoir, Rozier, Pialat, Stévenin, Kechiche), à savoir : pas de posture idéologique déployée dans un récit lui étant entièrement dévolu (les films de gauche qui dénoncent), une très grande porosité de la fiction au documentaire (pas de plate reconstitution), refus de la psychologie (à aucun moment Cantet n’a de longueur d’avance sur ses personnages). Sur ce dernier point, il est frappant de voir à quel point l’opacité des personnages est une constante chez Cantet, le personnage du professeur (François Bégaudeau, formidable) d’Entre les murs ne dérogeant pas à la règle. Littéralement traqué par la caméra dès le début du film, on n’a pourtant jamais accès à ses pensées, si ce n’est à travers le prisme de ses émotions.
La question de l’identité est pourtant centrale chez le cinéaste, ou, plus précisément, le hiatus entre celle-ci et la fonction dans l’ordre social. C’est, exemplairement, le personnage de Vincent dans L’Emploi du temps, le cadre fraîchement licencié accumulant les mensonges auprès de son entourage afin d’entretenir l’illusion du maintien de sa position dans la société. La question qui « travaille » Entre les murs c’est ce même hiatus entre deux modes de relation, celle de maître à élève, en tant que jeu de rôle social, et celle d’individu à individu (ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la tâche que confie François Marin à ses élèves est celle de réaliser leur autoportrait). La dynamique du film repose en grande partie sur le passage d’un type de relation à l’autre (ou de leur interpénétration), occasionnant les nombreux conflits (fructueux ou pas) dont le film tire sa puissance dialectique. Car Entre les murs, comme les autres films de Cantet, n’assène rien (la dimension politique de son cinéma est irréductible à un discours), mais ménage, dans un même mouvement, un double horizon, d’une part, la crainte de l’effacement de l’individu derrière le masque social (le «dérapage» final du professeur), et d’autre part, la beauté des relations humaines dont peut accoucher ce type de friction.
C’est ce double mouvement qu’on retrouve dans chaque scène d’un film qui épouse, par ailleurs, dans sa structure, le piétinement de la progression d’un apprentissage, et les improvisations permanentes d’un professeur (le nom de Marin n’a sûrement pas été choisi par hasard) devant des situations sans cesse renouvelées. Pour Entre les murs, Cantet a mis de côté la précision d’écriture de ses précédents films (il y conjuguait son souci du réel avec des structures dramatiques très déterminées) et, s’il faut attendre une bonne partie du film avant de voir apparaître un enjeu dramatique traditionnel (le conseil de discipline auquel le personnage de Souleymane pourrait être soumis) le film, pourtant, ne cesse de passionner par son incroyable énergie, occasionnant d’époustouflants moments de grâce cinématographique.
À retrouver dans la série : Festival de Cannes 2008
- « Entre les murs » : politique fiction ? (1 octobre 2008)
- « La Frontière de l’aube » : voyage au bout de l’amor (1 octobre 2008)
- François Bégaudeau : « “Être et Avoir” nous a servi de repoussoir » (1 octobre 2008)