Comédien-auteur-metteur en scène, l’immense Pierre Meunier orchestre un récital surréaliste autour d’un tas de pierres et d’une tribu de ressorts. Un entretien publié en janvier 2006 dans le n°180 de La Griffe donnait quelques éclaircissements sur cette « conférence, démonstration sur le tas, la spire, la chute et l’air ».
Faut-il être toqué pour concocter un spectacle avec des cailloux ? Cinoque non, maître queux oui ! Tel est Pierre Meunier, l’auteur-metteur en scène-comédien de cet excellent cru créé à Rennes en novembre 2005 au festival Mettre en Scène. Intitulé Au milieu du désordre, il est sous-titré «conférence, démonstration sur le tas, la spire, la chute et l’air». Conférence certes, car l’homme est seul debout derrière une table (de camping !) face à un auditoire. Démonstration sans aucun doute puisqu’il s’attache à expliquer les mystères d’un amas de pierres et d’une tribu de ressorts. Mais il ne s’agit pas d’un cours magistral, bien que la performance le soit. Elle commence par la distribution aux spectateurs de dizaines de roches. Observées, jaugées, tâtées, elles passent de mains en mains avant de revenir à l’expéditeur qui les entasse sur sa table. S’amorce alors l’ode au tas. «Forma prima ou forma ultima ? Voûte effondrée ou en devenir ? », s’exclame Pierre Meunier. Citant un discours d’une hypothétique chercheuse, il poursuit : « Il faut atteindre ce qui hors d’atteinte. Sinon à quoi sert le ciel ? » Puis il s’interrompt : « Je ne sais pas si je me fais bien comprendre ? » Hilare, le spectateur n’en a cure. Il est embarqué dans une rêverie surréaliste et burlesque où le verbe vibre et le geste est juste. Dévoilant un portant hérissé de ressorts, il s’improvise néo DJ. Les spires du sbire se meuvent de concert. On souhaiterait le mouvement perpétuel mais il faut finir : « Un homme qui tombe s’est-il trompé de sens ? »…
La Griffe : Tu as fondé la compagnie La Belle Meunière en 1992, comment définirais-tu le label Meunier ?
Pierre Meunier : Spirale sans spirale qui s’enroule sans relâche autour du vide.
L’Homme de plein vent en 1996, Le Chant du ressort en 1999, Le Tas en 2002, Au milieu du désordre en 2005, tu crées un spectacle tous les trois ans. Le Meunier obéit-il à un cycle ?
Ça pourrait ressembler à une fréquence périodique qui serait la mienne, mais le prochain chantier dément déjà cette rassurante statistique. J’ai besoin de temps, je suis lent depuis tout petit, sauf au ping-pong.
As-tu conçu Au milieu du désordre comme une sorte de compilation du Chant du ressort et du Tas ?
Non, plutôt désir fort de passer par les mots pour témoigner de ce qui m’importe. Plaisir de leur quantité parfois incontrôlable, effort jubilatoire d’assigner la pensée à trouver le mot juste, celui qui va déclencher la résonance chez l’autre, comme un tintement attendu mais inattendu.
Le titre du spectacle, Au milieu du désordre, est-il une référence à l’actualité ?
Aujourd’hui, sensation d’un vrac à flux tendu, autant fracas qu’abondance illusoire, qui empêche la question essentielle du sens de s’éprouver intimement. Nous en souffrons, souvent sans le savoir. Le théâtre reste encore le lieu possible d’une provocation salutaire, d’un trouble éclairant. Pas facile de se maintenir sur ce versant, mais quoi faire d’autre qu’essayer ?
Tes textes tiennent de la poésie, du monologue, du sketch ; résultent-ils d’une longue macération ou de saillies sémantiques ?
Longues rêveries le cul sur les rochers ou face à des tas de ressorts, oui. C’est à ce stade que se constitue la charge principale qui va m’animer et me mettre en mouvement de recherche. Rêveries actives, dont les mots me surprennent à pouvoir témoigner avec tant de liberté. Dans le travail d’écriture, j’essaie de me tenir au plus près de ce lien vivant entre le mot et la chose, d’en retrouver l’évidence ressentie. Je redoute la facilité du jeu de mot, qui te met l’assistance dans une poche percée.
Y a-t-il une part d’improvisation dans le spectacle ?
La matière verbale dont je dispose excède le temps d’une soirée supportable. Alors j’en viens chaque soir, sans le prévoir, à m’attarder sur tel ou tel point, à aborder celui-là et à oublier tel autre. Sans cesser de me rapprocher de facto du seuil de lassitude, je tâche de rebondir selon mon humeur pour maintenir l’intérêt du public éveillé face à ces pauvres cailloux. Je tiens à conserver cet inconfort qui me fait battre le cœur.
Ça fait quoi d’être catégorisé « spectacle inattendu » aux Molières ?
Très peu de spectacles ont été déclarés « inattendus ». Ça m’inquiète pour les autres.
Après avoir réalisé trois courts métrages, tu en prépares un long. De quoi s’agit-il, avec qui, c’est pour quand ?
Une sorte d’épopée contemporaine. Un homme déclare la guerre à la Pesanteur. Il tente de réveiller les consciences autour de lui sur ce combat pour la vie… mais reçoit beaucoup de gnons en retour, les gens n’ont pas la tête à ça, tous écrasés qu’ils sont. Le financement d’un film de cette nature, plutôt inclassable et pas vraiment franco-français, relève aujourd’hui du parcours d’un combattant sacrément inconscient. Là comme ailleurs, on exige à tous les tournants des garanties préalables de garanties de rentabilité, qui évidemment rendent toute prise de risque insupportable. Casting à faire tomber les chaussettes des financiers : Hervé Pierre, moi-même, Olivier Perrier, Jean-Paul Roussillon, Nathalie Nerval… De toute façon, on continue à pas lâcher.
Pourquoi les pierres t’obsèdent-elles tant, Pierre ?
Leur présence, rude et entière, m’oblige à être là. Ce n’est pas une mince raison. Elles continuent à me nourrir. Masse et silence, leur temps se joue du nôtre, précieuse matière.