Récemment césarisé meilleur réalisateur pour son dyptique sur Mesrine, Jean-François Richet est désormais sous les feux de la rampe. Nous l’avions rencontré en 1997 à l’occasion de la sortie de son second long-métrage, Ma 6-T va crack-er. Ses propos appuyés trouvent toujours une résonance à douze ans de distance.
La Griffe : Dans Ma 6-T va crack-er, n’as-tu pas l’impression d’avoir voulu montrer trop de choses et de dresser ainsi une sorte de catalogue des problèmes de la cité ?
Jean-François Richet : Tu es le premier à me dire ça. En général, on me dit que je ne parle pas de la drogue, du suicide… Non, je n’ai pas cette impression. Il y a un sujet général qui est la pression sociale. Elle passe par le manque de scolarité, le peu de perspectives professionnelles, les rapports pratiquement inexistants avec le sexe opposé, l’abandon des parents. C’est plus ça le sujet que de prendre individuellement les situations.
État des lieux, ton précédent film, était un film à part, sur, dans, autour de la banlieue, est-ce que Ma 6-T va crack-er n’est pas un film de plus sur la banlieue, avec une succession de scènes auxquelles il manquerait une osmose ?
Je crois, comme l’a écrit la revue Positif, que État des lieux était un film d’épate petits bourgeois de gauche, alors que Ma 6-T va crack-er est un film qui va les déranger car ça ne se passe pas très loin, même si c’est une fiction. Et c’est fait aussi pour ça, car il faut toujours savoir pour qui on tourne et pour qui on ne tourne pas. Ce film ne s’adresse pas aux bien-pensants de gauche, ni aux extrémistes de droite. État des lieux est vraiment en dessous à tous les niveaux de Ma 6-T. Il est facile à faire, je le fais demain en dix jours, Ma 6-T c’est dur, il m’a fallu deux ans. Cela n’enlève rien à ce que des gens puissent le préférer mais ils y voient peut-être ce qu’ils veulent. Ma 6-T est un film beaucoup plus aride. Il n’y a rien de plus douloureux que de montrer des jeunes qui s’aperçoivent dans un abribus que leur avenir est derrière eux.
Tu aurais donc fait État des lieux pour les bourgeois ?
Je savais très bien que, étant donnés la réalisation, le manque de moyens, l’histoire…, le film s’adressait aux étudiants réfléchis, aux intellectuels ouverts, etc. Globalement, c’est un film qui a épaté la petite bourgeoisie — ce dont je n’avais pas conscience — mais quand j’ai lu la critique de Positif, j’ai dit : « Merde, il m’a épinglé ! », et c’était vrai. Avec Ma 6-T, on ne peut pas me taxer de ça. Il va peut-être irriter le public qui a encensé Etat des lieux, à tort d’ailleurs.
Cinématographiquement, c’est le jour et nuit. La réalisation de Ma 6-T est beaucoup plus complexe, plus aboutie. Ce n’est pas une succession de scènes car c’est une structure qui n’est pas classique dans la mesure où l’on suivrait un personnage A, qui va voir un B, qui va voir C, le C allant voir le A…, et tout ça mélangé avec un montage alterné. Ce n’est pas une trame hollywoodienne avec quelqu’un que l’on suit de A à Z. Ce n’est pas facile, surtout quand on s’adresse à des jeunes qui ont emmagasiné les codes hollywoodiens.
Justement, l’interdiction du film aux moins de 16 ans ?
On va le mettre en gros sur l’affiche et ça va pas arrêter les gens. Les mômes de 12 ans le verront en vidéo. Peu importe le support du moment que le film soit vu. Par tous les moyens nécessaires. Et penses-tu qu’ils demandent les cartes d’identité partout ?
Dans le générique de fin, tu remercies à la fois Eisenstein et John Ford, n’est-ce pas paradoxal ?
Quand tu vois Les Cheyennes non. Et puis Malcolm X, par exemple, ce que je retiens de lui c’est sa dernière année lorsque son discours de lutte raciale s’est transformé en lutte de classes, c’est d’ailleurs pour ça qu’il a été tué. Pour Ford, c’est pas forcément pour Les Cheyennes que je le remercie. Mais je suis croyant et il n’y a pas un plan de Ford où il ne montre pas sa foi. Quand il filme l’individu seul dans le désert c’est un quart de sol et trois-quarts de ciel et Dieu est toujours là. De plus, il filme extrêmement bien la communauté. Après, qu’il y ait les poncifs du western c’est autre chose mais même dans le film le plus réactionnaire de Ford — si il y en avait — on s’aperçoit que même si le cow-boy gagne, il est aussi toujours l’intrus. Lorsque Ford présente les cow-boys, ce sont eux qui rentrent dans le décor, dans le cadre. Les indiens sont déjà là. Il fait un panoramique et tu les vois. Grâce à la subtilité de sa réalisation, il te montre tout de suite qui est l’intrus. Et ça c’est ce que tu sens, analyses en tant que réalisateur, tu te dis que les indiens font partie du décor, ils sont chez eux. Que Ford soit obligé de faire gagner les cow-boys pour des raisons commerciales c’est autre chose.
Est ce qu’on pourrait considérer le film comme un western avec les flics-Tuniques Bleues et la Cité-réserve d’indiens ?
[Hésitation] Non, car les Tuniques Bleues veulent conquérir des terrains alors que pas nous. Ah putain si, y’a la scène… Mais ça pourrait tellement être autre chose qu’un western, donc je dirais pourquoi pas. C’est la première fois qu’on me pose cette question. On dit toujours qu’on est les indiens, mais j’y ai pas du tout pensé en faisant le film. Et puis nous on est à l’Est de Paris, ce serait donc un "eastern".
À la fin du film de Ford, L’Homme qui tua Liberty Valance, l’un des personnages dit : « Quand la légende est supérieure à la réalité, imprimer la légende. » As-tu été confronté à ce genre de dilemme durant le tournage ?
Ah, c’est pas mal ça ! Pas mal, mais il faut que la légende ait un certain point de vue social. C’est-à-dire, je serais passé de l’autre côté, je me serais trahi et perverti si, par exemple, sur la scène de ralenti j’avais mis une musique glorificatrice avec un des samples de trompette. Elle est au ralenti (alors qu’ils tirent deux cents balles et qu’il n’y a pas de mort) parce qu’elle est montée en alterné avec la scène où le petit meurt (où le flic tire une seule balle et il y a un mort). C’est donc pour donner du poids à cette scène. Et si là je n’avais pas mis une musique froide et mélancolique qui revient en boucle, je serais passé de l’autre côté. Donc écrire la légende dans la mesure où ça sert ton point de vue, oui, parce que c’est une fiction. D’après des faits réels mais comme peuvent l’être Henry, portrait d’un tueur en série ou, dans une moindre mesure, Taxi Driver ou Carlito’s Way.
À l’instar de Tavernier avec L627, ferais-tu un film du point de vue des flics ?
Du point de vue des oppresseurs ? Non ! Je pourrais tourner des flics dans un commissariat mais pas avec leur point de vue. C’est hors de question. Comme disait Eisenstein, il y a deux genres de cinéma : celui des oppresseurs et celui des opprimés. Maintenant, je pourrais filmer des flics avec mon point de vue opprimé dans un commissariat, mais pas comme L627, qui dit ni plus ni moins que la police ferait bien son travail si elle avait plus d’argent. Ça veut dire quoi faire bien son travail, plus de pression dans les quartiers. Je peux pas filmer ça.
Est-ce que tu te sens profondément cinéaste ou est-ce simplement un moyen parmi d’autres (la musique, l’écriture…) d’arriver à tes fins ?
Peu importe le vecteur si l’on sait à qui il s’adresse. Ce qui compte c’est le fond. Je me sens plus de points communs avec certains groupes de rap qu’avec certains réalisateurs sous prétexte qu’on filme avec la même caméra et la même pellicule. T’arrives pas par hasard au cinéma, surtout quand tu viens des quartiers c’est quinze ans de travail. Je pense que la fin ne peut-être que collective alors que ce système t’impose un destin individuel. Pour ma fin personnelle, c’est le cinéma qui me mettra sur les rails, si je veux avoir assez d’argent pour payer un appart’ à ma mère ou simplement avoir des enfants. Mais je ne souhaite pas que ça dans l’absolu. Ce n’est pas le cinéma qui va libérer le Monde, il ne peut que me libérer moi.