Grande figure de la photographie dite « humaniste », Willy Ronis est décédé le 12 septembre dans sa centième année. Nous l’avions rencontré en 2002 lors d’une rétrospective au Centre Salvador Allende à Saint-Malo.
À 92 ans, Willy Ronis n’a rien perdu de sa passion pour la photographie. Son envie de transmettre n’a pas pris une ride. Son travail, non plus. Contemporain de Doisneau et Boubat, le photographe a promené son regard sur le siècle. Il n’a jamais poursuivi l’insolite, le jamais vu, l’extraordinaire mais bien ce qu’il y a de plus typique dans notre existence : la vie quotidienne. Tout simplement. Rencontrer un personnage tel que Willy Ronis, figure de la photographie humaniste, c’est remonter le temps. Plonger dans l’histoire. S’arrêter pour parler du temps où l’on avait du temps. Le temps du Front Populaire, le temps des années joyeuses de l’après-guerre…
La Griffe : Comment avez-vous composé l’exposition « Sur le fil du hasard » ?
Willy Ronis : Cette exposition de 63 photos en noir et blanc balaie l’ensemble de ma carrière de 1936 à 1994. On y retrouve mes travaux les plus emblématiques réalisés pour l’agence Rapho. La plupart du temps saisies sur le vif, dans la rue, ces photographies ont comme seul point commun d’avoir été prises par mes soins, un jour, par hasard.
Justement, vous consacrez l’un des chapitres de votre dernier livre Derrière l’objectif au hasard…
Oui, c’est en effet l’un des chapitres importants de ce livre inspiré d’une projection-conférence inaugurée pendant les Rencontres internationales de photographies d’Arles en juillet 1993. J’en avais assez de présenter mes images chronologiquement. J’ai donc trouvé intéressant de diviser mes travaux en chapitres à partir de cinq mots clés qui semblaient convenir à mes réflexions pendant toutes ces années de pratique photographique. A savoir : la patience, la réflexion, le hasard, la forme et le temps.
En remontant soixante-dix ans en arrière, c’est le hasard qui vous a également fait embrasser la profession de photographe alors que vous rêviez d’être… musicien ?
En fait, je suis venu à la photo par accident. Adolescent, mon père tenait un studio de quartier. Il m’avait offert un appareil photo. Mais, à vrai dire, je m’y intéressais très peu. C’était la musique qui dominait mon intérêt. Quand je suis revenu du service militaire, en 1932, la France subissait de plein fouet la dépression venue des États-Unis, conséquence directe du krach de 1929. Cette année-là, mon père est tombé malade. Il m’a alors demandé de le remplacer à la boutique. En raison de la crise économique, il ne pouvait pas se permettre d’embaucher un autre opérateur. C’était la survie de la famille qui était en jeu. Je ne pouvais donc pas refuser. C’est comme ça que je suis entré, la mort dans l’âme, au studio. Je n’aimais pas du tout ce que je faisais. Mon agonie a duré quatre ans. À la mort de mon père, j’ai abandonné le magasin aux créanciers. J’ai sauvé de la débâcle un appareil d’amateur. Et je suis parti.
Qu’est-ce qui vous a finalement fait aimer la photographie ?
Tous les ans, entre les deux guerres, se tenait à Paris la Grande exposition internationale de photographie. C’est là que j’ai peu à peu découvert les travaux des plus grands artistes. Ça changeait des portraits d’identité du magasin de mon père. C’est à ce moment-là que j’ai eu la révélation… Je me suis dit : « Willy, c’est un signe du destin. Tu es tombé malgré toi dans la photographie, tu seras donc photographe. Mais tu exerceras autrement. » Et je suis devenu photographe. Je me suis lancé à 26 ans en totale inconscience. Le premier travail qui m’a rapporté un petit peu d’argent c’était le 14 juillet 1936 : le défilé du Front populaire d’où est sortie la photo de la petite fille, le poing levé, sur les épaules de son papa. Ça a été mon premier travail rémunéré en pige publié dans quelques journaux.
Cette photo présentée dans l’exposition est aujourd’hui devenue emblématique…
Tellement emblématique que j’ai choisi de la mettre en couverture de mon livre À nous la vie. Quand cette petite fille, devenue grande, qui avait une adoration pour son père militant communiste, a vu la jaquette de mon bouquin, elle m’a écrit. C’était il y cinq ans. Elle m’a alors dit que cette photo l’avait accompagnée toute sa vie. Quand Arte m’a demandé de commenter cette photo dans le cadre de la série « Les 100 photos du siècle », je leur ai immédiatement dit oui. Je leur ai présenté la fille qui était sur la photo. Elle est dans le reportage. Vous savez, j’ai vingt-cinq exemples comme ça de retrouvailles. C’est à chaque fois beaucoup d’émotions. Mais la photo du Front populaire c’est le record dans la distance entre le déclenchement et les retrouvailles : 61 ans ! Les amoureux de la Bastille : c’était 31 ans. Seulement !
Si pour vous ces retrouvailles se sont bien passées, pour Robert Doisneau, votre camarade, en revanche, elles ont été plus douloureuses.
Il a été victime de la mesquinerie de certaines personnes qui affirmaient se reconnaître sur sa photo mythique du « Baiser de l’Hôtel de ville ». Il a gagné son procès, mais il en a beaucoup souffert. Moi aussi, j’ai été confronté aux mêmes difficultés, il y a quatre ans, pour une photo réalisée en 1947. Vous vous rendez compte : en 1947 ! Et pour une image sur laquelle la fille me sourit, heureuse d’être photographiée sur le carreau des Halles à Paris. Le plus dur c’est qu’après avoir immortalisé cette fleuriste, je l’ai rencontrée plusieurs fois et qu’elle semblait contente de mon travail. Comme beaucoup d’autres commerçants, je l’avais photographiée sur le marché des fleurs qui se tenait à l’époque à 17 heures entre Saint-Eustache et le Pavillon Baltard dans le cadre d’un reportage sur les Halles. Elle a été travaillée au corps par un cabinet d’avocat. Comme elle était assez faible et devait faire face à des difficultés financières, elle m’a intenté un procès. Je l’ai gagné en première instance mais perdu en appel.
Les dérives autour du droit à l’image ne sont-elles pas en train de tuer la photographie « sur le vif » ?
C’est une histoire qui a pris un tour vicieux ces dernières années. Et là, il faut que ça change. Sans ça, c’est la mort de la photo vivante et c’est un coup pour l’histoire de notre temps. Car les photographes n’osent plus. À chaque fois que l’on photographie quelqu’un, il faudrait lui demander une autorisation en lui tendant un carnet à souches. Actuellement, j’ai des tas de jeunes confrères qui travaillent dans l’autocensure permanente. C’est dévastateur. Il faut que la loi sur le droit à l’image soit revue et corrigée pour que la photographie sur le vif ne meure pas.
Pour vous, quels sont les critères qui vous permettent de dire si une photo est réussie ou pas ?
D’abord il y a un critère de contenu. Si, en regardant la photo, on retrouve un écho de l’émotion initiale qui m’a fait appuyer sur le bouton, alors je trouve qu’elle est réussie. Mais attention, il y a aussi la forme. Elle m’importe énormément. Ma réflexion sur la forme a été guidée par mon goût pour d’autres continents artistiques. Dans ma jeunesse, j’ai beaucoup dessiné. J’allais aussi fréquemment au musée du Louvre. J’ai en fait été formé par les grands peintres de la période flamboyante des Flamands du 16e et du 17e siècles. Rembrandt pour la lumière mais aussi Avercamp pour la composition. Ce dernier a peint des tas de paysages de rivières gelées sur lesquelles glissaient des patineurs. Et je retrouve cette influence troublante, par exemple, en regardant la photo récente prise au parc Citroën avec des enfants qui jouent au milieu des jets d’eau. La notion de rythme dans la composition d’une photo est par ailleurs importante. Bien que la photo soit un art complètement différent, je reste persuadé, par exemple, que l’amour profond que je porte à Jean-Sébastien Bach a influé sur ma manière de composer mes images. Ce sens de la mesure, de l’équilibre est, je crois, visible dans ma manière de composer les images.
Dans votre manière de composer vos photos, on observe que vous aimez beaucoup prendre de la hauteur…
Prendre de la hauteur, c’est important pour les photographes comme moi qui cherchent à mettre de la vie dans leurs images. Car quand vous êtes au niveau du sol les gens se cachent les uns les autres. Quand vous êtes en altitude, vous avez une succession de plans sur votre photo. Moi, je vois ça comme des portées musicales. Dans les chœurs, vous avez les ténors, les barytons, les basses… Ce sont des lignes superposées et le tout forme une harmonie. C’est ce que j’essaie de retranscrire en multipliant les étages sur mes photos.
Et la photo numérique ?
C’est une belle invention mais il y a encore des retards entre la prise de vue et le déclenchement. Ça devrait s’arranger avec le temps. Alors naturellement, il y a une éthique à avoir car ça se bidouille très facilement. Pour l’instant, rien de tel que l’argentique. Au moins avec ce bon vieux procédé, une chose est sûre : on ne triche pas !