Et oui, le plus tout jeune cinématographe a encore pris 10 ans. Une décennie profondément charnière comme on peut s’en rendre compte à la lecture de l’indispensable ouvrage - Chronique d’une mutation : Conversations sur le Cinéma (2000-2010) - que lui consacrent les Fiches du Cinéma.
Les Fiches du Cinéma ne sont ni plus ni moins que la plus vieille revue Cinéma de France. Composée de critiques pour la plupart bénévoles, elle s’occupe depuis plus de 70 ans de rédiger pour chaque film sorti en salles une fiche comportant générique, résumé de l’intrigue et notule critique. A cette parution bimensuelle s’ajoute la compilation de l’intégralité de ces fiches dans L’Annuel du Cinéma, véritable bible cinématographique de l’année écoulée. Viennent s’ajouter à cette somme des entretiens avec différents protagonistes ayant marqué l’année d’une façon ou d’une autre.
L’idée a donc germé de regrouper ces entretiens afin de brosser le portrait de la décennie fraîchement écoulée. 70 rencontres structurées en 5 grands axes recoupant les différents enjeux économiques, structurels, politiques, techniques, et bien entendu esthétiques (et oui, par ailleurs, le cinéma est un art) ayant traversé ces dix dernières années, à travers le regard d’auteurs (Bonello, Doillon, Ferran, Noé, Assayas...), de critiques (Jean-Michel Frodon, Philippe Rouyer...), mais aussi de comédiens, de distributeurs, d’exploitants, d’économistes, et de producteurs. Différents points de vue qui viennent se compléter, se contredire, et se rejoindre sur différentes aspects du cinéma.
En résulte un livre kaléidoscopique constamment passionnant qui permet de prendre la pleine mesure des profondes mutations qu’aura connu le cinéma sur les dix dernières années. Car c’est en effet ce qui saisit profondément à la lecture de l’ouvrage : l’impression que cette décennie fut charnière, et ce, dans tous les domaines.
Parmi eux, le changement de nature de l’image cinématographique : avènement des minis caméras DV à l’orée du siècle, numérisation progressive de toute la chaîne de fabrication des films, apparition des caméras HD, facilité d’usage des effets spéciaux numériques, jusqu’au récent retour 2.0 du cinéma en relief. Autant d’évolutions venues parfois entériner le cinéma comme moyen d’enregistrer le réel (la légèreté des caméras DV, proximité avec le sujet filmé qu’elles induisent, l’hyperréalisme des films HD de Michael Mann), mais également mettre à mal ce réalisme ontologique du cinématographe cher à André Bazin (facilité et généralisation des retouches numériques, la caméra n’est plus qu’un outil parmi d’autres pour créer des images). Pas étonnant donc, que cette décennie fut celle de toutes les hybridations, de la fiction au documentaire (les faux documents tel Le Projet Blair Witch ou Cloverfield), du documentaire à l’animation (Valse avec Bachir), de l’animation au film analogique (Sin city, et aussi le procédé de motion-capture utilisé dans Avatar par exemple).
Bouleversement également de la cinéphilie : développement fulgurant d’Internet et prolifération des plates formes où exprimer son point de vue, crise d’autorité de la critique de cinéma « éclairée » (la décennie s’ouvre juste après une violente polémique lancée par Patrice Leconte à l’encontre des critiques). Truffaut n’aura jamais eu autant raison : «En France tout le monde a deux métiers, le sien et critique de cinéma ». Si on ajoute à cela les transformations des modes de consommation des films (développement du dvd, apparition du téléchargement - les films rares n’existent plus, tout est disponible), la segmentation progressive de la cinéphilie en différentes chapelles, l’érosion des entrées salle sur les films plus audacieux, on se rend compte de la crise que traverse la cinéphilie.
Lutte du cinéma contre l’uniformisation, retour à peine masqué de la censure, difficulté accrue du financement d’un cinéma plus fragile économiquement, explosion du nombre des sorties (+37% entre 1997 et 2007), nouvel investissement du cinéma de genre en France et aux USA, crise de la petite et moyenne exploitation… Autant de sujets longuement et clairement développés dans cette somme primordiale qui permet d’avoir une vision claire et précise des problématiques de la décennie passée afin de s’armer pour la décennie à venir.