Du rock au hip-hop en passant par le jazz et le punk, Jean-Pierre Thorn propose dans son nouveau film une histoire de la musique en Seine-Saint-Denis. Il est à Nantes pour accompagner la sortie en salles de ce nouveau documentaire.
Avec 93 la belle rebelle, le réalisateur Jean-Pierre Thorn propose un stimulant mélange des deux grands thèmes qui structurent son œuvre cinématographique : les luttes sociales (Oser lutter, oser vaincre, Flins 1968, 1968 ; Le Dos au mur, 1980 ; Allez Yallah, 2005) et les cultures populaires (Génération hip-hop ou Le mouv des ZUP, 1995 ; Faire kiffer les anges, 1996 ; On n’est pas des marques de vélo, 2002). Il est en effet question ici de brosser une Histoire de la musique en banlieue, ainsi que l’annonce le sous-titre du film. Et puisque les musiques dont il s’agit sont celles qui sont nées depuis les années 1960, elles résultent, épousent et accompagnent les mutations sociales qu’a vécues la Seine-Saint-Denis. Images d’archives, extraits de films et de concerts et témoignages se répondent pour dresser une fresque qui permet de relier le milieu ouvrier de l’après-guerre et les cités d’aujourd’hui.
Rock (avec Daniel Baudon, de Sixties Memory), jazz et chanson (Marc Perrone), punk (Loran de Bérurier Noir), rap et plus largement hip-hop (NTM, Dee Nasty, Casey et Zone Libre, D’ de Kabal) : le film aborde ces courants de manière chronologique, ponctuant chacun de ces chapitres avec des évocations des changements urbains et du traitement médiatique des territoires considérés. Des bidonvilles des années 1960 aux cabanes le long des voies ferrées d’aujourd’hui, de la construction des barres à leur démolition, de la peur des médias face au rock à la stigmatisation politique du hip-hop, du discours du maire de Paris Jacques Chirac sur « le bruit et l’odeur » à celui du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy sur le « Kärcher » promis à la jeunesse des cités en passant par son prédécesseur Jean-Pierre Chevènement dénonçant les « sauvageons » de banlieue, à aucun moment les mouvements musicaux ne sont abstraits de leur contexte social et politique. C’est de ce constant aller-retour que le film tire sa force. Il n’est pas un brûlot, encore moins un tract, mais une fresque engagée.
Ce que les différents acteurs interrogés partagent, toutes époques confondues, et que les points d’histoire ou d’actualité rappellent et légitiment, c’est une forme de colère qui se mue souvent en révolte. Car si les courants musicaux que Jean-Pierre Thorn aborde au fil de 93 la belle rebelle sont incontestablement populaires — au sens de largement répandus (même si c’est moins vrai du punk) et de relevant des cultures dites populaires —, les interviewés qu’il a choisis pour les représenter ne sont pas de ceux qui recherchent le consensus. Tous ont été, à un degré ou à un autre, en butte et en lutte contre des injustices et des discriminations. Tous expriment leur colère et leur singularité à travers la musique. Mais au contraire de ceux qui pensent pouvoir régler des questions politiques et sociales à coup de dynamitage de barres d’immeubles, tous montrent aussi un attachement très fort aux territoires dans lesquels ils se sont construits. « Cette banlieue, elle est pas maudite, elle est malléable », résume l’accordéoniste et chanteur Marc Perrone. Changeante au gré des mouvements de population et des programmes urbanistiques, elle donne parfois l’impression que « rien ne peut faire patrimoine », tant « l’habitat du pauvre est volatil ».
Le patrimoine est alors surtout dans les têtes, ainsi que le décrit le rappeur D’ de Kabal, « gars de Bobigny » : « Si je me sens pluriel, c’est parce que j’ai grandi ici, et qu’ici, les gens sont assez proches les uns des autres, les murs sont pas très épais… […] Même si on fait partie des gens qui ont écrit des textes assez virulents sur ce type d’environnement, sur l’oppression quotidienne qu’on peut ressentir à vivre dans ce genre de cadre, on fait partie aussi des gens qui avancent l’idée selon laquelle il se passe des belles choses. » C’est de l’attention à la complexité et à la profondeur que l’on tire les histoires les plus réussies. L’histoire de la musique en banlieue que propose Jean-Pierre Thorn l’est assurément : parce qu’elle conte une histoire particulière, celle de la musique, dans ses soubresauts et ses continuités, traitant à la fois de l’apparition de nouveaux styles et des points communs avec les précédents ; et parce que cette « petite » histoire n’est jamais loin de la « grande », la musique jamais coupée des autres dimensions de la vie en et au-delà de la Seine-Saint-Denis.