Écrivain rare, Paol Keineg est l’invité d’honneur des Polyphonies 2011, organisées par la Maison de la poésie de Rennes. En plus de rencontres avec les scolaires, il donnera une lecture croisée avec le poète tchadien Nimrod le 15 mars. Nous profitons de cette occasion pour republier un entretien qu’il nous avait accordé en 2004, lors de la création de sa pièce Terre lointaine à Saint-Brieuc.
Militant autonomiste breton « historique », Paol Keineg est devenu, avec le Poème du pays qui a faim (1965) et Le Printemps des bonnets rouges (1972), une des icônes de ce mouvement. Bien malgré lui. Homme discret et « taiseux », qui dissimule son sens de l’humour derrière un pessimisme très lucide, il a fui cette étiquette de héros national en émigrant aux États-Unis, où il a enseigne le français et la littérature romane à l’université, avant de revenir s’établir en Bretagne trois décennies plus tard. Publiant régulièrement ses poèmes, il a fait une pause de vingt ans dans les textes destinés à la scène, avant d’être sollicité par le Théâtre de Folle Pensée pour participer à l’aventure des Naissances. Terre lointaine, sa dernière pièce en date et la sixième en trente ans, est le portrait tout en nuances de Sir Roger Casement, diplomate britannique d’origine irlandaise, traître pour les uns, héros pour les autres [lire notre critique]. Un très beau texte, ciselé et musical, qui met en lumière les contradictions d’un homme et traite de politique en refusant tout manichéisme.
La Griffe : Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le personnage de Sir Roger Casement ?
Paol Keineg : Je connaissais vaguement Casement depuis les années 1960. Je savais qu’il avait fait une expédition malheureuse en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale [où il avait tenté, chez l’ennemi de son ennemie l’Angleterre, de lever une troupe de combattants nationalistes irlandais parmi les prisonniers de guerre], et que son nom était invoqué pour justifier la collaboration avec les nazis dans certaines revues de langue bretonne. Je me souvenais aussi qu’au milieu des années 1960, les Anglais avaient accepté de rendre son corps aux Irlandais, qui lui avaient fait des funérailles nationales et l’avaient enterré dans le carré des héros, à Dublin.
Quand Michel Rostaing [directeur du Théâtre de Cornouaille à Quimper] m’a passé commande d’un texte en me donnant carte blanche, on était encore dans les guerres de l’ex-Yougoslavie, et je pensais faire quelque chose sur la guerre civile. Mais je n’ai pas trouvé d’angle, ni comment résoudre le problème de la représentation de la violence. Et puis je suis tombé sur une anthologie de l’éditeur Olympia Press, dans laquelle figuraient des extraits des Black Diaries de Casement. J’ai alors découvert sa carrière en Afrique et en Amérique du Sud.
C’est dans ce journal intime, dont l’authenticité est très controversée et qui a été publié par Scotland Yard lors de son procès, qu’il parle de son homosexualité, qui était considérée comme un crime à l’époque.
Scotland Yard a fait circuler des photos de ces carnets à l’époque. Casement était célèbre avant la Première Guerre mondiale, grâce à ses campagnes contre les pratiques néocoloniales au Congo et en Amérique du Sud. Il avait été anobli par la couronne d’Angleterre, puis s’était engagé dans le combat pour l’indépendance de l’Irlande. Il est probable qu’il n’aurait pas été exécuté sans ces carnets. Certains auraient pu le sauver, en particulier aux États-Unis, mais après avoir vu ces pages, il n’était plus possible de le soutenir.
La commande vous a été passée en 1996, mais la pièce n’est créée que cette année. Qu’est-ce qui explique ce délai ?
J’ai effectivement commencé en 1996 par un long travail de préparation, de lectures sur l’Irlande et l’Afrique, en particulier le Congo. Une première version élaborée a été remise en 1999, puis la pièce est restée en sommeil, car il fallait un théâtre pour la jouer. C’est Annie Lucas [metteur en scène du Théâtre de Folle Pensée] que je voulais car j’admire son travail. J’avais entièrement confiance en elle. Annie Lucas et Roland Fichet [directeur dudit théâtre et auteur] ont d’ailleurs été mes premiers lecteurs à l’automne 1997. Je leur avais lu quelques scènes, et ils m’ont beaucoup encouragé à continuer. Ce soutien moral et artistique a été très important pour moi.
À travers Casement, vous abordez des questions très politiques, mais sans jamais leur apporter de réponse. C’est une démarche très différente du Printemps des bonnets rouges, la pièce qui vous a fait connaître et dont le ton est beaucoup plus triomphant.
Je ne veux pas apporter de réponse. Il y avait une écriture très lyrique dans Le Printemps des bonnets rouges, et les gens y ont vu ce qu’ils voulaient voir. Ils ont retenu le discours de Bécassine, à la fin, qui lève carrément le poing. Dans le cadre du théâtre, il faut voir aussi la mise en scène, celle de Jean-Marie Serreau était très colorée. Mais à la fin, la plupart des personnages meurent. Tout ce que j’ai écrit se termine toujours par un échec. J’ai toujours été un grand pessimiste… J’aime bien cette phrase de l’écrivain anarchiste Victor Serge : «De défaite en défaite jusqu’à la victoire finale ! »
Quelqu’un m’a dit que Terre lointaine est l’anti-Printemps des Bonnets rouges et je trouve ça assez juste. Casement y croit sans y croire. Il se bat pour une Irlande qui n’existe plus, et qui finira tout de même par exister [l’insurrection à laquelle Casement devait participer se solda par un échec militaire retentissant – un massacre, en clair – mais qui se transforma en victoire politique : après la guerre, l’Angleterre dut accorder l’autonomie promise depuis des années à l’Irlande, puis l’indépendance]. L’Irlande est devenue indépendante dans la souffrance, avant d’être prise par une caste qui l’a vendue à l’église catholique pour cinquante ans de régression.
Vous avez été vous-même très engagé pour l’autonomie de la Bretagne. Est-ce aussi une des raisons de votre intérêt pour Casement ?
Le personnage de Casement m’est totalement étranger par bien des aspects : je ne suis ni Irlandais, ni homosexuel, et je ne vis pas au début du vingtième siècle. Mais je me sens proche de lui par mes années de militantisme. Il me pose des questions très intimes. Casement incarne beaucoup de contradictions des horribles XIXe et XXe siècles, toutes les ambiguïtés du nationalisme.
Vous êtes un des membres fondateurs de l’Union démocratique bretonne (UDB)…
J’en étais le plus jeune, lorsqu’elle a été créée en 1964.
Comme Casement avec ses rapports sur le colonialisme, vous êtes devenu célèbre avec Le Printemps des bonnets rouges, votre première pièce de théâtre.
Le Printemps des bonnets rouges a été écrit plus tard, en 1972. Mais le Poème du pays qui a faim date de 1965, il est plus proche de la fondation de l’UDB. Je l’ai écrit dans un sentiment de frustration. À l’époque, se dire breton était complètement tabou. Il y avait encore le souvenir de la guerre, les années 50 avaient été terribles, on rejetait tout ce qu’on pouvait mettre sous l’étiquette « breton ». Les gens avaient honte d’être bretons, ils rejetaient tout leur passé, aussi bien le bon que le mauvais, ils abandonnaient la langue bretonne. Il fallait oublier tout ça pour se lancer dans le modernisme. Je le vivais douloureusement, je ne pouvais pas exprimer ce que je ressentais.
J’ai rencontré des gens qui ont fait du collectage de patrimoine oral à la fin des années 60. Ils m’ont dit avoir été parfois très mal accueillis par les enfants des chanteurs ou conteurs qu’ils venaient voir. Ils avaient peur qu’on se moque de leurs parents.
Tout à fait. Je me souviens d’un soir d’été à Saint-Nicolas-du-Pélem, avec Claudine Mazéo, une amie qui faisait du collectage, qui me dit : « Viens, je vais te faire entendre quelqu’un. » Elle m’emmène à l’extrémité du bourg, dans un petit bistrot où vivait une des toutes dernières chanteuses traditionnelles professionnelles. C’était une vieille dame, assise dans l’arrière-cuisine, une petite femme à qui on a demandé de chanter et qui a rempli la pièce avec une voix extraordinaire. C’était bouleversant. En même temps, je voyais que sa fille était extrêmement malheureuse, elle était prête à s’excuser que sa mère soit cette sorte de génie. Elle avait presque honte, ce n’était pas des choses qu’elle entendait à la radio !
Le Poème du pays qui a faim et Le Printemps des bonnets rouges ont été des cris de colère dans ce contexte. Le Printemps des bonnets rouges a été le poème d’une génération et je ne le savais pas, bien entendu, quand je l’ai écrit et publié à compte d’auteur. Je l’ai vendu comme ça à des amis et dans une librairie de Brest. Je m’attendais à recevoir des insultes, mais ça s’est propagé comme un incendie de brousse. Je m’étais trouvé au bon endroit au bon moment. Il a fallu le réimprimer encore et encore, à la fin j’en avais marre. Il fallait trouver un vrai éditeur [PJ Oswald en l’occurrence, dont la maison a depuis disparu. La pièce n’est pour l’instant pas rééditée].
Ce succès vous a apporté la gloire…
Plutôt une gloriole ! Le Printemps des bonnets rouges a été joué à Paris, donc le réflexe colonial a joué. Cette situation est encore très difficile aujourd’hui : il faut être passé par Paris pour exister. Ça me désole. C’est comme le saucissonnage de l’information : si on est à Quimper, on ne sait pas ce qui se passe à Brest. Il peut se créer une excellente pièce à Saint-Brieuc, on en parlera à Saint-Brieuc, pas à Quimper. Pour être connu dans toute la Bretagne, il faut être passé par Paris.
C’est pour cela que vous êtes parti aux États-Unis ?
Le succès du Printemps des bonnets rouges m’a beaucoup déstabilisé personnellement. J’ai horreur d’être au centre de l’attention, je suis quelqu’un de secret, de solitaire. Je suis parti parce que j’avais besoin de prendre du champ. En même temps, je ne savais pas que je partais, je ne m’imaginais pas que j’allais rester trente ans. Mais je me suis rendu compte assez vite que, malgré mon adaptation difficile, c’était une manière de rompre avec le rôle qu’on avait décidé pour moi. Je ne voulais pas jouer le poète national de la Bretagne. En plus, dans mon écriture, Le Printemps des bonnets rouges marquait une régression. Dans mes poèmes, j’avais commencé à sortir de cette problématique quand on m’a demandé de réécrire cette pièce pour la monter.
Ce refus d’être un héros, c’est aussi votre côté Casement ?
C’est certain que j’ai mis de moi-même dans Casement. Je ne crois pas aux héros, je ne crois pas en avoir. Ou alors des héros littéraires, des gens que j’admire quand leurs bouquins me pètent à la gueule. Ça m’arrive encore même si c’est plus difficile aujourd’hui d’être surpris.
Être un héros, c’est aussi être du bon côté de l’Histoire et, comme vous le faites dire à Casement, « l’Histoire, c’est toujours la fiction du plus fort. »
C’est presque une banalité de le dire, et je ne suis pas sûr que ça soit vraiment de moi. Mais il est certain que l’histoire racontée par les Anglais n’est pas la même que celle racontée par les Irlandais. L’Histoire est toujours une arme politique. Les rois de France s’attachaient des historiographes qui, avec les juristes, jouaient un rôle important dans l’expansion du territoire et la définition du concept de frontière. Cette force comptait autant que celle de leurs armées. Je ne sais pas si les historiens seraient d’accord, mais je pense qu’il y a une part de fiction dans l’Histoire.