La 28e édition du festival installé à Saint-Brieuc, et qui s’est déroulée du 9 au 12 juin, se clôt sur une bonne note artistique, mais une petite déception côté fréquentation. Petit bilan subjectif de quatre soirées bien remplies.
72000 entrées l’an passé, 64000 cette année (dont 26000 entrées payantes, soit 3000 de moins qu’en 2010) : la fréquentation d’Art Rock est en baisse, c’est un fait certain. La météo n’était pas terrible, mais on a connu pire. Pas de véritables trombes d’eau en 2011, mais de nombreuses averses, qui ont pu doucher l’enthousiasme de quelques spectateurs. On n’en fera tout de même pas le facteur principal de la moindre fréquentation. Le fait que la Pentecôte tombe plus tard, plus près du bac ? Cela a pu jouer aussi. Une moindre attractivité de la programmation ? Qu’Olivia Ruiz, Peter Doherty, Gaëtan Roussel et Jacques Dutronc soient plus attirants que The Hives, Aloe Blacc, Cali et Bryan Ferry est possible. Mais dans l’ensemble, la programmation nous semble plutôt d’un meilleur niveau que celle de l’an passé. Nous ne jouerons donc pas aux devins ici. Contentons-nous d’un bilan artistique, nécessairement partiel (un reporter ne peut tout voir), et assurément subjectif.
Avant Art Rock : concours de beauté, sueurs froides et polémique
Art Rock 2011 a débuté bien avant le 9 juin. Nous en retiendrons trois étapes. La programmation avait été dévoilée le 18 mars, et nous en avions tout de suite extrait quelques noms qui nous paraissaient les plus prometteurs. La conférence de presse de présentation d’un festival est un exercice particulier, qui tient à la fois de la quadrature du cercle et de la surenchère permanente. Il faut en effet convaincre que tout mérite le détour pour vendre des forfaits, tout en insistant sur l’originalité et la personnalité propres de chaque proposition, puisqu’on peut également vouloir ne se rendre qu’à un spectacle en particulier. On en sort en devant faire le tri entre le consensuel et le radical, le discours marketing et le réel coup de cœur, la franchise qui marche et le soutien à des artistes qui construisent une œuvre. Charge à chacun de se repérer à travers les indications données, ses connaissances et la documentation disponible : c’est le travail du journaliste comme du festivalier. Cependant, on ne saurait trop conseiller à Jean-Michel Boinet, directeur du festival (et à nombre de journalistes qui l’ont couvert), d’abandonner un tic agaçant, qui consiste à présenter toutes les chanteuses comme étant « belles » ou « charmantes ». Seuls les critères et références artistiques nous importent, d’autant que l’argument physique n’est étrangement jamais employé pour les hommes.
Seconde étape de l’avant Art Rock 2011, le mois d’avril et sa mauvaise surprise : le bâtiment abritant l’ancien Monoprix, qui doit recevoir la grande exposition consacrée à Miss.Tic, risque de ne pas être disponible. Sans entretien depuis le déménagement du supermarché un an et demi plus tôt, il se dégrade rapidement et présente des risques. Après des discussions avec le propriétaire des lieux (le Crédit agricole), des filets de sécurité sont posés sur le toit fin mai, et la commission de sécurité donne finalement son feu vert. On est passé tout près de l’annulation d’un des éléments majeurs de l’édition 2011 : ne serait-il pas temps que la ville de Saint-Brieuc et le Crédit agricole réfléchissent à la meilleure manière de donner une nouvelle vie à ce bâtiment central ? Le faire en lien avec les acteurs culturels serait un plus non négligeable. Il y a maintenant suffisamment de parkings à Saint-Brieuc et une réflexion urbanistique plus poussée ne ferait de mal à personne…
Dernière étape, début mai. Une drôle de polémique enflamme Saint-Brieuc. Sam Burlot annonce qu’il compte relancer en 2012 le festival Carnavolorock, qui anima les rues de la ville de 1990 à 1997. La nouvelle édition pourrait avoir lieu en avril ; une réunion est prévue mi-mai pour en jeter les bases. Colère de Jean-Michel Boinet, qui y voit une concurrence déloyale, un mois avant la cuvée 2012 d’Art Rock, qui aura elle lieu du 24 au 27 mai. Mais plus que la proximité des dates (Complet’Mandingue est toujours très proche d’Art Rock, par exemple), c’est plutôt l’esprit punk de Carnavalorock qui est en cause. Dans le passé, « Art Rock a terriblement souffert de l’image désastreuse » de Carnavolorock, affirme Jean-Michel Boinet. Nous aurons l’occasion de revenir sur cet épisode à froid. En attendant, on peut écouter les explications de Jean-Michel Boinet et lire ses réactions ainsi que celles de Sam Burlot chez nos confrères.
Soirée d’ouverture
Avançons dans le temps et arrêtons-nous à présent sur ce qui nous occupe. À commencer par la soirée d’ouverture du festival, jeudi 9 juin à La Passerelle. C’est Ei Wada et son Braun Tube Jazz Band qui ouvrent les festivités dans le petit théâtre à l’italienne. Le jeune artiste japonais est seul sur scène, entouré de douze téléviseurs cathodiques qui servent à la fois à transformer l’image en son et le son en image. En approchant ou éloignant ses mains des téléviseurs, en les frappant, Ei Wada crée et module des sons et des rythmes électroniques. Le dispositif est très impressionnant, techniquement abouti, tenant à la fois du gigantesque theremin et des percussions. Mais la musique qui en sort n’a guère d’intérêt, rythmiquement pauvre et ne démontrant aucun talent de composition.
C’est une tout autre affaire avec le danseur, chorégraphe, vidéaste et compositeur Hiroaki Umeda, venu présenter sa nouvelle pièce, Holistic Strata, créée au Japon en février. Lui aussi est seul en scène. Habillé de gris, chaussé de noir, il reste dans un espace d’environ un mètre carré durant toute la représentation. Mais la scène, derrière lui et sous lui, s’éclaire et vibre de projections qui l’entourent, l’habillent, le découpent, se mêlent à ses mouvements au point qu’on n’a parfois plus conscience qu’un être humain danse devant nous. Sans la lumière, la musique toute de textures numériques d’une grande qualité et la danse qui l’accompagne pourraient faire penser à une sorte de version industrielle du popping, cette variété de hip-hop qui se danse debout en combinant fluidité et arrêts saccadés. Mais les nuages et vagues de points projetés, les éclairs et flashes font d’Holistic Strata un spectacle total tout aussi passionnant qu’il est difficile à définir. Hiroaki Umeda était déjà venu à Art Rock en 2006 avec While Going to a Condition, puis en 2008 avec Accumulated Layout. Cette nouvelle étape de son travail à la fois onirique et oppressant, prenant plus d’ampleur sans rien céder à la radicalité, le confirme comme un artiste majeur.
Difficile après cela d’apprécier Inject d’Herman Kolgen. Bien qu’à peine plus longue que le spectacle précédent, cette projection vidéo et musicale paraît interminable tant elle est superficielle. Certes, les images de corps immergés dans l’eau, de bulles, et de transformations épidermiques, animales et végétales sont plastiquement bluffantes. Mais où est le propos ? Là où Umeda se servait de la musique comme support, Kolgen n’en fait qu’un prétexte assourdissant. Quant aux images, elles ne développent aucune des idées ébauchées jusqu’au bout. Alors que le malaise (surtout) et l’humour (un peu) semblent être régulièrement en mesure de s’installer, Kolgen s’enferme dans des variations innombrables qui, au lieu d’approfondir ses thèmes, les épuisent. Peut-être fait-il mieux dans sa nouvelle création, Dust, projetée en fin de festival, mais nous ne l’avons pas vue.
De la musique en images, ou l’inverse
Un autre grand moment attendu de ce festival était la prestation des Tiger Lillies, trio anglais qui met en musique The Ballad of Sexual Dependency de la photographe américaine Nan Goldin. Quoi de mieux que ces fils spirituels des cabarets berlinois les plus interlopes pour s’approprier la lente descente aux enfers (alcool, drogue, sida…) qu’a documentée Nan Goldin ? Le spectacle était à la hauteur des attentes. Après un premier set uniquement musical atteignant quelques sommets de loufoquerie, le trio s’est embarqué dans un voyage ininterrompu de près de trois quarts d’heure, qui accentuait, mais sans affèterie, le drame conté par la photographe. On regrettera juste de ne pas être capable de suivre les paroles : on pressent qu’il nous manque ici une facette d’un monde étrange et complexe.
De la complexité, c’est ce qu’on aurait bien voulu trouver dans Page Blanche, de la Compagnie Luc Amoros. Intéressant dispositif, à nouveau : posée dans le Parc des Promenades, une structure faite de trois étages de trois cases chacun. De grandes feuilles de plastique sur lesquelles des comédiens dessinent, à propos desquelles ils racontent des histoires, et chantent, accompagnant un contrebassiste resté au pied de l’échafaudage. On voit apparaître une légende indienne, des autoportraits, de la calligraphie japonaise… c’est de toute beauté. Problèmes : les chants, niais au possible, et les textes, qui prétendent donner une dimension politique à l’ensemble, mais ne dépassent pas la révolte pré-adolescente quand ils ne sombrent pas dans le douteux. Assimiler les uniformes des contrôleurs de la SNCF à ceux des nazis qui surveillaient les trains partant vers les camps d’extermination est en effet plus que discutable. Quant à jeter cent kilos de peinture et 400 mètres carrés de plastique par terre au cours d’un spectacle gratuit (pour les spectateurs, pas pour les organisateurs) afin de démontrer que l’art n’est pas à vendre mais à donner, c’est au mieux naïf, au pire idiot.
Pendant que l’on parle d’images, arrêtons-nous à l’exposition de Miss.Tic, qui montre un travail plus divers et plus contrasté que ce que l’on a coutume de voir en elle. On n’est pas dans la rue, où Miss.Tic excelle avec des pochoirs de peinture noire rehaussée de rouge (elle en a d’ailleurs posé une dizaine à Saint-Brieuc pendant le week-end). On est en galerie, où le même fond demande une autre forme pour ne pas lasser. Pari réussi dans la plupart des cas, et en particulier dans les diptyques, où elle sépare le dessin, en noir sur fond blanc, du texte, disposé à côté et exécuté en blanc sur noir. Graphiquement impeccable. Même chose pour les pochoirs sur palissade, qui parviennent à transformer les graffitis de rue en tableaux sans que cela paraisse artificiel. C’est un peu moins convaincant dans les collages, et pas du tout dans le cas des tôles rouillées, qui confinent à la faute de goût kitsch. Les textes sont eux aussi inégaux, parfois inutilement moralisateurs (« Que peut-on pour l’autre quand on ne peut rien pour soi ? »), mais souvent fulgurants. C’est dans ses phrases les plus courtes et cinglantes que Miss.Tic touche au génie : un couple surmonté de la mention « L’émoi passe », ou une femme riant aux éclats affirmant : « Je prête à rire mais je donne à penser ».
Très très fort !
Et les concerts, dans tout ça ? Ça vient, ça vient… heureusement qu’une page internet n’a pas de fin et qu’on peut écrire tant qu’on veut, non ? Le festival a commencé en douceur vendredi 10 juin avec une Hindi Zahra peu convaincante et un Staff Benda Bilili chaloupant à souhait, sans être aussi énergique que ce que laissait penser leur disque. The Jon Spencer Blues Explosion, reformé après des années de silence, n’avait pas de nouvelles chansons à défendre, mais une furieuse envie de démontrer le potentiel dévastateur de leurs anciens titres. N’était le son pourri, ils offraient, avec The Hives qui les suivaient, deux des meilleures prestations du festival. Mais voilà : comme d’habitude à Poulain-Corbion, et comme trop souvent sur les grandes scènes de plein air, c’est trop fort, trop aigu, trop brouillon, ça sonne mieux dans son salon et c’est bien dommage. Ceci est un appel solennel : organisateurs de festivals, arrêtez de nous casser les oreilles, prenez soin de nous, ou on déserte.
Logiquement, c’est donc au Forum que les plus belles rencontres musicales se sont à nouveau faites cette année. Avec Bumpkin Island tout d’abord, étonnant collectif originaire des Côtes-d’Armor. De jeunes musiciens, qui jouent ensemble depuis moins d’un an, et qui ont une maturité incroyable. Ils sont neuf sur scène, dont pas moins de trois voix lead, capables des arrangements les plus chatoyants comme des envolées les plus saturées. Assurément le groupe le plus prometteur de cette édition, à qui l’on souhaite de beaucoup tourner dans les mois qui viennent — plusieurs dates sont déjà prévues cet été, et un mini-album (bien réalisé) est disponible. Belle découverte également que Filewile et son électro-pop subtile et entraînante, qui se produisait au Forum pendant que Yelle sévissait sur la grande scène : le choix fut vite fait.
The Inspector Cluzo a déjà quelques centaines de dates à son actif, et ça n’a pas encore eu raison de sa mauvaise humeur. Résumons le propos : tous les autres font de la merde, nous on est des vrais, on ne triche pas, d’ailleurs on n’a pas de bassiste puisque ça ne sert à rien. Le duo guitare-batterie livre un funk-métal efficace. Les blagues qui entrecoupent les chansons ne sont pas toujours drôles (on navigue entre une mégalomanie dont on ne sait à quel degré elle est assumée et un humour adolescent à base de « merde » et « connards »), mais c’est fracassant et ça vaut le détour.
Si on pousse l’esprit délirant jusqu’au foutraque, on obtient Hoquets, autre révélation du festival. Un trio belge qui ne joue que sur des instruments bricolés — et qui affirme donc appartenir au courant belgotronics, en référence à la série congotronics produite par leur label Crammed Discs et où l’on retrouve notamment Konono nº1. C’est percussif et saturé, enjoué et décapant, parodique et très sérieux. Et en plus on y danse. Tout comme on danse, mais d’une autre manière, avec Solange La Frange, trio suisse d’électro puissante qui a refermé en beauté ce festival.
À retrouver dans la série : Art Rock 2011
- Art Rock 2011 : pluie, peinture et décibels (21 juin 2011)
- Les mémoires vives de Little Bob (9 juin 2011)
- Les pépites d’Art Rock (7 juin 2011)
- « Rok » : l’électrification de la Bretagne (7 juin 2011)
- « 40 ans de rock à Brest » : la mal-aimée retrouve des couleurs (7 juin 2011)
- Laurent Charliot : « La fabuleuse histoire du rock nantais de 1960 à nos jours » (6 juin 2011)
- La programmation d’Art Rock dévoilée (18 mars 2011)
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