Entretien réalisé en 2004, lors du festival Travelling Marseille, où Laurent Aknin participait à une table ronde sur le thème « Littérature et cinéma ». Il est critique (L’Avant-Scène Cinéma, Storyboard) et historien du cinéma (Université de Paris 3).
La Griffe : La littérature a-t-elle été un champ d’inspiration dès l’invention du cinématographe ?
Laurent Aknin : Non. Au départ, le cinéma restituait le mouvement avec un point de vue documentaire. C’est le cas des Frères Lumières avec La Sortie des usines Lumière, L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat, etc. Quand Georges Méliès s’en est mêlé, il faisait des numéros d’illusion, dans le style forain, donc encore une fois sans aucun rapport avec la littérature. Bien sûr, parfois, au tout début, on a vu des personnages littéraires apparaître, comme Don Quichotte, mais pas en référence au livre proprement dit. C’était l’archétype populaire, la figure mythique, qui intéressaient, pas le roman lui-même. C’est encore vrai aujourd’hui : si on connaît Don Quichotte, on n’a pas forcément lu Cervantès ! L’adaptation littéraire est venue plus tard lorsque le cinéma a quitté son aspect forain, s’est sédentarisé. Les budgets ont augmenté car les recettes étaient plus faciles à contrôler. Il y a alors eu un réel souci de légitimer le cinématographe. C’est après 1908 que la littérature est vraiment entrée dans le septième art et que, pour l’anoblir en quelque sorte, on a commencé à s’intéresser au grand roman classique.
Au cours de l’histoire, quels ont été les points de convergence et de divergence entre la littérature et le cinéma ?
Il n’y a jamais eu de divergences. Par contre, s’il y a eu une époque de convergence dans l’histoire, c’est à la fin des années 1960, début des années 70, autour de la Nouvelle Vague. Pas vraiment avec les cinéastes eux-mêmes mais autour du Nouveau Roman. Là, il existe vraiment un double mouvement. Une collaboration étroite entre les écrivains qui ont extrapolé leur création littéraire en passant au cinéma, et les cinéastes qui se sont intéressés aux écrivains pour eux-mêmes et à l’objet livre. Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, Georges Perec sont passés derrière la caméra tandis qu’Alain Resnais adaptait Duras. C’est un point très curieux de l’histoire du cinéma, qui n’existe plus d’ailleurs !
Tous les genres littéraires sont-ils adaptables au cinéma ? Certains le sont-ils plus que d’autres ?
Si on fait le tour, je crois qu’il n’y a pas eu un seul genre qui n’ait été adapté, d’une manière ou d’une autre, au cinéma. S’il y a des problèmes d’inadaptation, c’est plutôt au niveau du style littéraire qu’au niveau du genre littéraire.
Justement, le style littéraire d’un auteur peut-il être perceptible à l’écran ?
Peut-être, si on s’amuse à faire une voix off en donnant son texte littéralement, c’est le cas de le dire ! André Bazin [fondateur des Cahiers du Cinéma, ndlr] avait trouvé des idées d’analyse assez intéressantes. Par exemple à propos de La Symphonie pastorale d’André Gide réalisé par Jean Delannoy, il considérait que la neige était la représentation du passé simple chez Gide. C’est un peu tiré par les cheveux mais c’est là où réside la forme d’inadaptabilité. En fait, pour revenir à votre question précédente, s’il existe des romans inadaptables, ce seront ceux où l’enjeu n’est pas le récit mais la langue.
Quelles sont les différences majeures entre un style littéraire et un style scénaristique ?
Le scénario n’a pas de style littéraire et ne doit pas en avoir. Il doit être rédigé au présent de l’indicatif, avec des phrases courtes et descriptives. Point final. Si on met du style ce sera dans les dialogues mais surtout pas dans le reste. Il arrive d’avoir des scénarii très mauvais car ce sont des romanciers frustrés qui se disent : « Tiens et si j’écrivais un scénario ? » C’est encore pire !
Une nouvelle, par sa concision, est-elle plus facilement adaptable qu’un roman ?
Ce n’est pas une question de longueur. Prenez une petite nouvelle policière de Frédéric Brown que j’aime beaucoup. Elle tient en trois pages. Il commence par : « Ce jour-là, untel décidait de tuer sa femme pour une raison très simple : il la détestait. Il avait choisi pour mettre son acte à exécution le jour de leur anniversaire de mariage. » Ces trois phrases sont concises ! Allez les expliquer au cinéma et imaginez alors toutes les circonvolutions nécessaires pour les retranscrire à l’écran !
Un mauvais livre peut-il faire un bon film ?
Oui bien sûr, prenez n’importe quel petit roman de western américain, assez méconnu en France. Ils sont devenus des chefs-d’œuvre d’Howard Hawks ou de John Ford. Prenez aussi les pulp, ces romans évoqués par Quentin Tarantino, ils ont donné les classiques du film noir !
Avez-vous un exemple d’un chef-d’œuvre littéraire devenu un ratage à l’écran?
Sans hésiter Dune de David Lynch ! L’adaptation pouvait être réussie. J’avais eu entre les mains le scénario de Jodorowski qui avait l’air splendide. Dans la version de Dino de Laurentiis, le scénario a été rédigé n’importe comment. Ils avaient adapté le roman très fidèlement, puis en arrivant à 1h30 de film environ, ils se sont aperçus que cela représentait à peine un tiers de l’œuvre. Donc le reste de temps, c’est une sorte bande-annonce perpétuelle du film tel qu’il aurait dû être !
Inversement, quel est pour vous le chef-d’œuvre de l’union parfaite de la littérature et du cinéma ?
Sans hésiter, Le Seigneur des Anneaux ! L’intelligence de l’adaptation est extraordinaire et exemplaire. C’est même une des plus réussies que j’ai vues depuis longtemps ! On peut la citer en exemple, autant sur ses qualités que sur les métamorphoses et les différences avec l’œuvre originale !
Pouvez- vous développer ?
Il y a deux versions du Seigneur des Anneaux, une longue et une courte. Elles rejoignent toutes les deux l’esprit même de Tolkien. Dans l’œuvre originelle, il y a toute une série d’appendices que l’auteur a rajoutés. C’était un work in progress perpétuel. Peter Jackson a fait le choix radical de réaliser une œuvre de très longue durée par rapport à un ouvrage de très grande ampleur, tout en respectant les principes de bases : ne pas rendre l’ensemble indigeste en coupant lorsqu’il le fallait. Il y a des passages entiers, des personnages complets qui manquent dans le film. C’est normal puisque la narration et le récit cinématographiques n’obéissent pas aux mêmes codes que le roman. Ils ont parfaitement compris les règles inhérentes à chaque forme. C’est une des adaptations les plus intelligentes depuis Autant en emporte le vent. Elle rejoint exactement les théories du producteur David O. Selznick qui expliquait dans ses mémoires comment couper, tailler, remonter dans le film afin que les lecteurs retrouvent parfaitement le livre !
On évoquait la taille des romans tout à l’heure, là vous citez deux œuvres conséquentes !
Oui, mais je peux vous citer d’autres exemples différents avec des livres courts. Par exemple, un roman considéré comme inadaptable : Au-dessous du volcan de Malcom Lowry. Quand John Huston l’a adapté, il n’a utilisé que la fin. Autre exemple : Apocalypse Now n’est jamais qu’un très court roman de Joseph Conrad, quasiment une longue nouvelle (Au cœur des ténèbres). Cela donne un film de près de trois heures !
Stanley Kubrick s’est constamment appuyé sur des romans pour nourrir les scénarios de ses films. Est-il lui aussi un exemple parfait d’une union réussie entre littérature et cinéma ?
Oui… sauf du point de vue des écrivains eux-mêmes, qui n’ont pas été satisfaits de l’adaptation de leur œuvre par Kubrick. Comme Stephen King, par exemple. Il n’a pas du tout aimé Shining, à tel point qu’il a produit une version télévisuelle pour le filmer de nouveau, à son idée cette fois. Kubrick est un cas très intéressant car c’est un cinéaste, un auteur, qui trouve sa source d’inspiration dans les romans mais qui voit en quoi ces derniers s’intègrent dans son univers. C’est une forme de phagocytose à double vitesse extrêmement riche. C’est étonnant de voir à quel point Orange Mécanique et Full Metal Jacket se ressemblent alors qu’Anthony Burgess et Gustav Hasford sont des auteurs qui n’ont rien en commun.
Vous évoquiez Stephen King, certains auteurs vivants se sentent floués par l’œuvre cinématographique dont est tirée leur livre. Des lois les protégent-ils contre des adaptations trop transgressives ?
La protection du droit d’auteur est très simple : les droits du roman sont vendus à la suite d’un contrat établi avec un avocat. Un auteur peut éventuellement demander un droit de regard sur le scénario ou pas. Mais ce point spécifique se négocie au niveau du contrat et non pas au niveau législatif. Une fois les droits accordés, il ne peut plus intervenir sur le film fini. De la même manière, une œuvre tombée dans le domaine public est entièrement entre les mains du cinéaste qui l’adapte.
Pour Rien ne va plus et son « style cinématographique », Douglas Kennedy a reçu le prix littéraire du festival du Film Américain de Deauville. D’autres auteurs contemporains comme Jean-Christophe Grangé (Les Rivières Pourpres), Yann Moix (Podium), Tony Benacquista (Les Morsures de l’aube) écrivent des livres très visuels et participent à l’écriture des scénarii. Où est désormais la frontière entre l’écrivain et le scénariste ?
C’est surtout valable pour Yann Moix, qui avait prévu son coup depuis très longtemps [Podium était un scénario à l’origine, ndlr]. Cette façon de procéder se fait aussi beaucoup aux États-Unis, où les droits sont vendus quasiment avant que le roman soit achevé. Une synergie s’opère ainsi. Cependant, la frontière existe toujours — et elle perdurera — au niveau du style et de l’écriture. Cela va encore plus loin avec le principe de la novélisation : un roman est écrit à partir d’un film, il est souvent totalement inintéressant du point de vue littéraire. Mais des synergies économiques de qualité peuvent intervenir. Exemple avec 2001 l’Odyssée de l’espace. Nous en revenons encore à Kubrick. Arthur C. Clarke a collaboré au scénario, et conjointement il écrivait le roman. Quand ce dernier est sorti, c’était une œuvre originale développée en même temps que la version filmée de Kubrick. Il y a des choses dans le roman qui ne sont pas dans le film. On ne peut pas comparer avec Yann Moix !
Yann Moix est loin d’être le seul… De nombreux autres écrivains cités précédemment empruntent ce chemin-là !
Effectivement, et c’est parce que le cinéma a enfin gagné sa légitimité, pas forcément sa popularité…
Comment et quand le cinéma a-t-il trouvé cette légitimité ?
Disons après les années 1970. Finalement quelles sont les instances de légitimité du cinéma ? C’est quand il entre à l’Université. À partir du moment où l’enseignement rejoint l’art, la dernière instance est franchie. Et c’est au milieu des années 70 que des départements Cinéma ont vu le jour dans les facultés.
The Hours de Stephen Daldry, sorti l’année dernière, est également un exemple formel et scénaristique assez unique de la fusion littérature et cinéma…
C’est amusant car j’ai une de mes étudiantes qui fait sa maîtrise sur les rapports cinéma et littérature en prenant The Hours et Virgin suicides comme points d’étude. Vous avez mis le doigt dessus en évoquant The Hours car il y a vraiment quelque chose de particulier qui se passe dans ce film au niveau du rapport de la littérature et du cinéma. C’est un des rares cas où il y a une mise en abyme de la figure de l’écrivain, non pas dans le cadre du livre — l’écrivain parle toujours de lui-même, c’est connu depuis Madame Bovary — mais dans la situation du personnage réel qui redevient personnage de fiction à l’intérieur du film [Virginia Woolf, ndlr]. C’est un exemple assez unique effectivement !
L’avenir commun de la littérature et du cinéma a-t-il encore de beaux jours devant lui ?
Il faut bien comprendre que le cinéma est un art syncrétique. Il prend de toutes les formes artistiques qui l’ont précédé : peinture, musique, théâtre, etc. C’est sa nature même ! Alors évidemment, le roman en fera toujours partie. La littérature continuera à nourrir le cinéma. Ne serait-ce qu’aux États-Unis, les Américains craignant le sujet orignal. 80 à 85 % des scénarios sont tirés de livres, d’articles ou de remakes. Ce n’est pas pour rien que l’on retrouve Rambo 1, 2, 3… Ne serait-ce que de ce point de vue économique hollywoodien, la littérature au cinéma a encore de beaux jours devant elle. Et du point de vue européen, nous sommes davantage « cultureux » et nous apprécions de voir sur grand écran des adaptations littéraires. Qui plus est, nous sommes dans une époque où les adaptations, par rapport aux livres d’origine, sont plutôt fidèles et réussies. Cette union perdurera également tant que nous aurons un plaisir de lecteur à confronter notre imaginaire à celui de l’autre dans une salle obscure. Ne pas oublier que le cinéma est un plaisir collectif alors que la littérature est un plaisir individuel. »
À retrouver dans la série : Cinéma et littérature
- « L’adaptation du “Seigneur des Anneaux” est exemplaire » (16 décembre 2011)
- De l’écrit à l’écran, littérature et cinéma (16 décembre 2011)