Cosigné par Claudine Nougaret, ingénieure du son et compagne de Raymond Depardon depuis 25 ans, Journal de France est un OFNI. Un objet filmique non identifié, bancal, inégal, avec des fulgurances, des stupéfactions, des scories… un singulier condensé de 50 ans de carrière du photojournaliste-artiste. Ce parcours rétrospectif international est mis en parallèle avec le regard que Depardon a porté dans les années 2000 sur le territoire français.
En ce 1er juin au Ciné-TNB de Rennes, c’est « la troisième présentation publique du film ». Il reste moins de deux semaines avant la sortie nationale le 13 juin. Journal de France a été projeté en séance spéciale au festival de Cannes, et c’est là-bas qu’on a proposé à Raymond Depardon un nouveau travail, pour lequel il est sur la brèche. « Ces jours-ci, j’étais un peu occupé », confie-t-il rieur au public.
Il venait de réaliser la photo officielle de François-Hollande-président-de-la-République. Surprenante juxtaposition que cet acte d’intronisation du «premier des Français» par un photographe qui a scruté la France en long, en large et en travers. Une France rurale et périurbaine dont les suffrages lors des dernières élections se sont exprimés en grand nombre pour le Front National. « Toute la France, y compris le vote protestataire actuel, est par exemple condensée dans ces bars-tabacs avec les Mobylette devant », analysait Depardon dans Le Monde du 9 juin 2012.
En 2004, Raymond Depardon a entrepris de photographier « la France des sous-préfectures ». Ce travail a donné lieu en 2010 à une importante exposition (La France de Raymond Depardon) à la Bibliothèque Nationale de France à Paris. « Ce n’était pas du tout une commande de l’État, mais une démarche folle et personnelle », explique-t-il dans le livre-catalogue de l’exposition. Au volant d’un fourgon spécialement équipé, Depardon a sillonné le territoire posant, au gré de son inspiration, sa chambre photographique tel le chevalet d’un peintre.
Brouiller les pistes
La scène d’ouverture de Journal de France le montre tentant d’immortaliser un carrefour à Nevers. Le temps de pose à la chambre (1 seconde) l’oblige à attendre patiemment qu’aucun véhicule ni piéton ne passent dans le champ. Pour autant, le film n’est pas la version documentaire de l’exposition. « Pourquoi ce titre ? » s’interroge un spectateur dans la salle. « Je l’ai trouvé, répond Claudine Nougaret. Raymond a traversé l’actualité ; ça évoque la relation avec la presse. Et c’est aussi un peu mon journal à moi. Mais on me pose tellement la question que je commence à douter du titre. » La moitié du film se déroulant à l’étranger, il peut en effet prêter à confusion. On se demande d’ailleurs si le duo ne prend pas un malin plaisir à brouiller les pistes tant Journal de France n’est pas ce qu’il paraît.
Ce n’est pas un journal intime bien qu’il respecte une certaine chronologie et qu’il évoque leur histoire d’amour. Ce n’est pas une enquête sur les circonvolutions de Depardon, pas vraiment non plus une quête au cœur de son œuvre si dense. Ce film, « Raymond en rêvait depuis tant d’années », raconte Claudine Nougaret. Essayer de rassembler « des bribes, des chutes, des inédits » car, précise-t-il, « un cinéaste, comme un écrivain, a des notes ». Une démarche analogue à celle du photographe « qui revient souvent sur ses planches contact ». « Le camping-car, c’est pas mon truc », reconnaît Claudine Nougaret. Alors pendant que son compagnon était sur les routes de France, elle plongeait à la cave « trier les bouts de films qui traînaient ».
Il en résulte un étrange collage qui n’a rien d’un métrage expérimental mais qui quelquefois tient de l’expérience. Journal de France alterne les images d’archives et les séquences récentes en fourgon. Dans ces dernières, là encore ce que nous voyons (ou pensons voir) ne correspond pas à la réalité. Nous ne suivons pas Raymond Depardon dans son reportage photographique en France, nous le regardons interpréter le photographe. « Il n’est pas parti tout seul avec une caméra, révèle Claudine Nougaret. Avec une équipe, nous sommes retournés sur les lieux des photos. C’est de la mise en scène. Raymond était acteur mais sans continuité dialoguée. » « Je ne savais pas quoi dire, se souvient-il. Je me demandais ce que j’allais raconter. » Elle ajoute : « Il fallait surtout qu’il parle au présent, pour que le film soit dans une dynamique de voyage. »
Globe-trotter, par monts et par vaux
« Des fois on m’appelle. / T’es où ? / Je sais pas où je suis. Je suis en orbite quelque part, c’est ma capsule ! » Les remarques de Depardon sont savoureuses. Il prend son temps. Il manipule ses plaques photographiques dans une petite tente de camping au fond de sa camionnette ; il explique exactement sa technique de prise de vues. Il traverse un village, anodin a priori, puis il stoppe son véhicule et fait demi-tour : « J’ai des remords ». « Raymond repère des photos que nous n’avons pas forcément vues même si la caméra est passée devant », observe Claudine Nougaret. « Photographier la France, c’est rouler, rouler, insiste Depardon. Courir après l’actualité pendant des années m’a motivé à découvrir un territoire que je ne connais pas si bien. Je connais mieux Djibouti que la Meuse. » Ses photographies recèlent une mélancolie ; on a parfois l’impression d’une France éternelle où le temps s’est arrêté. Les scènes chez un coiffeur ou avec des papys assis sur un banc nous transportent dans une faille spatio-temporelle. Le contraste est saisissant avec les extraits de reportages à vif ou de films qu’il a tournés dans de nombreux pays (Venezuela, Chili, Égypte, Cisjordanie, Tchécoslovaquie, Tchad, Somalie, Centrafrique…), corps sociaux (journalistes, policiers, paysans…), ou institutions (hôpitaux, palais de justice, commissariat…).
« C’est un film un peu complexe, convient Depardon. On ne savait pas bien s’il allait tenir. Il y a beaucoup d’allers-retours entre passé et présent, noir & blanc et couleur, formats 35mm, 16mm, Super 8… […] J’ai passé presque un an dans la cave, j’y retournerai… Il y a des choses qui ont vieilli, d’autres qui ont traversé le temps. » Ainsi, cette scène éprouvante où une femme seule ressasse sa solitude, sa tristesse, son abandon. « On l’avait écartée du montage d’Urgences, se rappelle Depardon. A l’époque, elle était hors sujet. Aujourd’hui, des gens comme ça, il y en a plein. » Des moments formidables de cet acabit, Journal de France en contient beaucoup. Comme lors de la campagne électorale de Giscard en 1974 où le futur élu assène, hautain : « L’élection est quasiment gagnée si on ne fait rien. » De même, la minute de silence de Nelson Mandela, ou le dialogue mi-drôle mi-sordide des flics autour d’un suicidé. Cela fait d’autant plus regretter la fin ratée du film. Une compilation maladroite d’images tel un diaporama constitué à la hâte par peur d’oublier un fait important, suivie d’un fondu éclatant sur une plage où vient échouer le fourgon de Depardon.