On attendait Michael Mann au tournant avec ce biopic sur le célèbre gangster John Dillinger. Sans convaincre totalement, Public Enemies ne démérite pourtant pas dans l’œuvre de celui qui demeure l’un des plus grands cinéastes américains contemporains.
Sur le papier, Public Enemies pouvait faire peur. En s’attaquant à un biopic sur le légendaire braqueur de banque John Dillinger, Michael Mann allait quitter la veine ultracontemporaine (notre monde de réseaux) dans laquelle il excelle, pour la reconstitution historique, domaine où, sans pour autant démériter, il a fait preuve de beaucoup moins d’inspiration (Le Dernier des Mohicans ou même Ali). Pour ne rien arranger, les décennies encerclant la seconde guerre mondiale trimballent au cinéma une somme considérable de clichés dont Hollywood peine souvent à s’affranchir. Voitures immaculées, costumes impeccables, coupes de cheveux imperturbables, mise en scène forcément « classieuse », usage massif de filtres pour l’aspect vieilli de l’image, autant d’élément donnant l’aspect « visite au musée » de ce type de film.
Or, Michael Mann le sait bien, le cinéma est un art du présent, et comme il fallait s’y attendre, tous ces clichés sont balayés dès les premiers plans d’un revers de caméra HD. On aura ainsi rarement eu l’impression d’être autant immergé dans les années 30. Caméra mobile, naturel savamment orchestré des acteurs, proximité des corps, ultraréalisme de l’ensemble, on est bien chez Mann : pas de danger que la naphtaline l’emporte. Le film est toutefois trop inégal pour crier au chef d’œuvre. Certes, la mise en scène est éblouissante et offre une fois de plus, au détour de miraculeuses scènes toutes en tension entre le chaos et la lisibilité, de nouveaux standards de représentation dans lesquels ne manqueront pas de piocher l’ensemble des cinéastes ou simples artisans de la mise en scène d’aujourd’hui. De Christopher Nolan et Steven Soderbergh à Olivier Assayas et Pascale Ferran en passant par la série 24 heures, on trouve des traces de Mann partout depuis Heat.
Cependant, il manque cette fois l’étincelle qui faisait de ses précédentes œuvres de profondes tragédies humaines doublées de monuments stylistiques et conceptuels. Traitant un sujet proche de celui de Heat (les trajets alternés d’un truand et du flic chargé de le coincer), Public Enemies souffre énormément de la comparaison : les personnages de Johnny Depp, qui met enfin ses gesticulations de côté pour une interprétation toute en intériorité, de Marion Cotillard comme de Christian Bale, pourtant tous impeccables, y sont beaucoup moins riches que leurs équivalents dans le chef-d’œuvre de Michael Mann.
Ces réserves mises à part, le film est passionnant à plus d’un titre, et notamment dans sa peinture d’un moment charnière de l’histoire, que Mann nous montre comme le basculement des États-Unis dans la modernité. Car c’est l’« affaire Dillinger » qui entraîna un regroupement au niveau fédéral des institutions policières américaines (naissance du FBI) dans le but d’une plus grande efficacité dans la lutte contre le crime. Cette mise en réseau (retour aux préoccupations chères au cinéaste) contraignit les criminels à faire de même de leur côté, au détriment des farouches individualistes monomaniaques et épris de liberté qu’affectionne tant Michael Mann. Public ennemies, à travers le portrait de John Dillinger, ne montre que cela : le trajet d’un homme libre et à la morale toute personnelle, dans un monde où s’organise peu à peu la violence de groupe, qu’elle soit criminelle ou d’État.
Il s’agit donc de chroniquer la disparition d’une certaine idée de la liberté américaine dans la société du contrôle. Une problématique que l’on retrouve dans le western crépusculaire (Pat Garett et Billy the Kid mais aussi L’Homme qui tua Liberty Valance) avec lequel Public Enemies partage de nombreux points communs. Dillinger y est à la fois le dernier des hors-la-loi et le premier des ennemis publics. Nous sommes à la fois dans le western et dans le film policier. Public Enemies travaille constamment cet entre-deux : ni totalement les prémices de notre monde, ni tout-à-fait son passé lointain.
Le film est ainsi constamment tiraillé entre les paysages urbains et la nature sauvage, très reliée à l’idée de liberté dans la mythologie américaine. On le sait, chez Mann tout est affaire de maîtrise de l’espace, espace dans lequel il faut savoir se fondre (préserver son anonymat, se planquer), ou espace qu’il faut, au contraire, savoir quadriller en réseaux pour le dominer (les évolutions apportés par Hoover au système de contrôle de la population). Mann sait tirer tous les avantages des paysages sauvages, en installant toute une dialectique avec son environnement de prédilection et exact inverse, l’espace urbain.
Il est un autre espace que se disputent les différents camps : celui des médias. Au sortir de la crise de 1929, Dillinger y profita d’une image de Robin des bois moderne savamment entretenue, mais contrecarrée par une campagne de communication menée par Hoover, premier directeur du FBI, grâce à de nouvelles techniques héritées du marketing, passant notamment par l’appellation d’« ennemi public n°1 ». Une thématique encore une fois passionnante mais dans laquelle on ne sent pourtant pas Mann très à l’aise. Sa peinture d’un brigand flamboyant jouant avec les médias se prête mal à son goût pour les personnages s’effaçant derrière leur tâche, et les scènes où son héros affronte crânement les autorités (le procès, la conférence de presse) flirtent souvent avec une roublardise un peu facile. Johnny Depp y abandonne malheureusement sa moue rentrée pour y faire son petit numéro, et Mann y apparaît peu inspiré.
Le film décolle vraiment quand l’entre-deux ménagé pendant tout le film se déséquilibre aux dépens de Dillinger, poussé dans ses derniers retranchements. Le hors-la-loi, jadis au sommet de sa maîtrise, se retrouve progressivement acculé et abandonné de tous, avançant peu à peu vers sa fin. Le film, sur sa très belle dernière heure, semble comme revêtir un sorte de voile mortuaire. On retrouve alors Michael Mann au sommet de sa forme, dans des scènes hallucinantes telle que celle de la visite incognito du héros dans les bureaux du Dillinger Squad, l’équipe chargée de le traquer, tapissées de documents le concernant... Tel un fantôme, le hors-la-loi pénètre chez l’ennemi et se retrouve face à sa propre image et à celle de ses amis disparus. La scène, toute en suspension, est d’une beauté à couper le souffle et annonce le final où Michael Mann nous offre de déchirants champs-contre-champs entre John Dillinger et le Clark Gable de L’Ennemi public n°1 (de Woody Van Dyke) qu’il a inspiré. À ce moment précis, Dillinger a presque déjà disparu pour devenir l’image qu’il n’aura cessé de vouloir inspirer aux médias... Disparaître de son vivant, devenir invisible : en cela, il aura accompli le programme de tous les personnage manniens.