À l’occasion de son tour de Bretagne en bateau et en mots, entretien avec Sébastien Barrier, créateur du personnage de Ronan Tablantec, bouffon à l’humour ravageur.
Au commencement était le verbe. Voyant que cela était bon, Sébastien Barrier décida d’en rester là. Il venait de créer Ronan Tablantec, et cela allait l’occuper pendant quelques années. Années d’errance pour lui et son personnage, de bonheur pour leur public. Le Cirque cynique et maritime de Ronan Tablantec est en effet un régal d’humour noir, de causticité et d’embruns cinglants.
Foin de grands numéros pour ce spectacle qui n’a de cirque que le nom et le recours épisodique à un fouet et quelques massues — à moins que le terme de cirque ne soit aussi une référence ironique à la manière dont il est sans cesse recréé, sans jamais avoir été écrit ni répété, à coups d’improvisations, de rencontres, de collecte de petits objets et des histoires plus ou moins véridiques qui les accompagnent.
Vêtu d’un ciré jaune taillé en queue de pie et coiffé d’une boîte de sardines, Sébastien Barrier-Ronan Tablantec raconte aussi bien sa vie réelle que celle de son personnage. Il fait évoluer son spectacle au jour le jour, sautant du coq à l’âne, interpellant son public, brodant sur ce qui lui est arrivé la veille, dézinguant dans la joie tout ce qui passe à sa portée (enfants, animaux, organisateurs de festivals). Jusqu’à présent, son seul décor a été le coffre de sa Mercedes, son seul accessoire une valise emplie de souvenirs des précédentes représentations. Mais cet été, Ronan Tablantec se déplace en bateau autour de la Bretagne. Le « Termaji Tour » se fera à bord du Face au soleil, voilier de treize mètres basé à Morlaix. Une renaissance pour ce bateau que son capitaine, Christian Boutdebois, n’avait pas les moyens de restaurer. Les fonds levés pour la tournée, produite par les scénographes Saga, de Rennes, ont permis de lui donner une seconde jeunesse. Et quand Ronan Tablantec en débarquera début août, il sera prêt pour servir les desseins culturels de l’équipe qui s’est formée autour de lui.
La Griffe : Cet été, tu fais un tour de Bretagne presque complet en bateau. À part le véhicule, très différent de ta vieille Mercedes, qu’est-ce qui différencie ce Termaji Tour de ton spectacle habituel ?
Sébastien Barrier : Le point de départ, ce sont mes attachements avec la côte de la mer d’Iroise. J’ai fait des tournées sauvages de Tablantec, depuis trois ans, au chapeau, notamment sur les îles de Molène, Sein, Ouessant, à Douarnenez, à Brest. Là, il s’agit de prendre le temps de promener ce personnage et son regard sur ce territoire-là. Le terme de carnet de voyage est un peu surutilisé, mais ça permet d’expliquer en gros le principe, qui est de raconter l’histoire au fur et à mesure qu’elle va se dérouler. Avec quelques tout petits moyens, une caméra et un appareil photo, l’idée c’est de faire des rencontres, des portraits sur la route et chaque jour raconter la navigation de la veille, les incidents, les découvertes, etc. De promener Tablantec avec la valise telle que tu la connais, au moins les premiers jours, et petit à petit de lui trouver un nouveau contenu.
Dans ton spectacle, il y a une base que tu modifies chaque jour. Là, cela pourrait aller jusqu’à le renouveler complètement ?
Peut-être. Je ne présente pas ça comme la création d’un nouveau spectacle. Tablantec n’a jamais été répété ni écrit, mais chaque fois il y a de nouvelles choses. Je ne sais pas aller m’enfermer dans une salle pendant un mois ou deux et travailler en écrivant sur des papiers, je préfère aller me foutre dans ce contexte qui est fort en histoires, en rituels, en codes, en personnages.
En tu ajoutes un dispositif de projection.
C’est très léger. Le bateau ne permettra pas tout le temps d’être utilisé comme scène, en fonction des marées. Du coup, les gens de Saga ont conçu un dispositif avec un mât, des bouts et des poulies qui se monte en dix minutes comme on gréerait une voile. Il fallait que ce soit léger, je n’allais pas me mettre à faire une création multimédia. Il faut que j’ouvre l’ordinateur et que j’aille piocher dedans comme je pioche dans ma valise. Ça reste assez improvisé, mais je suis presque sûr qu’il va en naître quelque chose.
Quand tu joues, tu es à la fois le personnage de Ronan Tablantec, abandonné à la naissance au pied d’une éolienne du cap Sizun, et toi-même, Sébastien Barrier, comédien et intermittent du spectacle sarthois, fils d’éducateur spécialisé. Est-ce que tu poses des limites à la façon dont tu mélanges ta propre vie et celle de ton personnage ?
Ça reste très spontané, même si on peut supposer qu’au bout de 400 spectacles, la spontanéité s’organise, ou s’étiole. Ce qui m’intéresse le plus dans le théâtre, c’est quand les gens parlent d’eux, ou de nous à travers eux. C’est souvent quand ils parlent d’eux qu’ils arrivent le mieux à parler de nous. Je parle toujours de Carmen, ma femme. Si on se séparait demain et que je devais jouer le soir, est-ce j’irais raconter aux gens qu’on s’est quitté ? Ou bien le jour où un de mes parents sera malade ? Je ne sais pas, je ne me dis pas : « Il ne faut pas parler de ça. » Mais quand je fais des impros, j’ai l’impression d’avoir un petit comité de censure logé quelque part entre le cerveau et la bouche. Il y a un tri qui se fait vraiment en direct. Après, il y a une éthique, un humour dans lequel je sais que je ne veux pas sombrer. Des fois, j’ai cinq idées et il n’y en a qu’une qui sort parce que les quatre autres, je ne suis pas sûr qu’elles ne peuvent pas mettre les gens mal à l’aise. Je ne vais pas fanfaronner et prétendre que je n’ai jamais mis personne mal à l’aise, mais je ne crois pas être blessant et quand ça arrive malgré moi, ça me fait vraiment de la peine.
Ton humour n’est jamais un humour gentil. On se demande d’ailleurs si ta méchanceté a des limites, puisque tu te moques des enfants que tu fais intervenir dans le spectacle, du public, des handicapés qui ont fabriqué ton fouet, etc. Mais tu te moques aussi beaucoup de toi-même. C’est ce qui te permet d’aller aussi loin ?
Je pense. Je me suis demandé plusieurs fois comment ça se faisait que les gens pouvaient rire à ce point alors que je me moquais d’eux. D’abord, effectivement, il y a le fait que je me moque de moi, ça met tout le monde d’accord. Je sais aussi qu’au moment où je le fais, j’ai du respect pour la personne dont je parle, je ne moque pas vraiment. Je n’ai pas peur de manquer de respect vu que je suis convaincu d’en avoir. Et puis j’ai l’impression que le fait de me moquer des gens, c’est leur donner une place dans le spectacle. Me moquer d’eux, c’est parler d’eux : tout le monde a envie qu’on parle de lui et tout le monde est intéressant.
Tu ne te prives pas non plus de railler l’organisation du festival dans lequel tu joues, ou l’adjoint au maire s’il a le malheur de venir te voir, ce que bien peu d’artistes se permettent. Tu aimes tant que ça mordre la main qui te nourrit ?
Il y a un côté bouffon. Quand ils m’énervent, je ne me prive pas pour leur dire. Je mène un petit combat : je continue à défendre que la création artistique part des artistes, pas des médiateurs culturels, des chargés de production ou des administrateurs qui parfois s’accaparent les projets et donnent l’impression que c’est eux qui font la culture. Je ne nie pas leur rôle, parce que sans eux, on ne jouerait pas, mais le point de départ, c’est le geste artistique, quel qu’il soit. Donc des fois ça me fait du bien de les remettre à leur place. Un truc qui est bien, dans mon espèce d’artisanat chaotique, c’est que comme je n’ai toujours pas d’agent, j’ai le contact avec les gens du premier coup de fil jusqu’au jour où je joue. Quand j’arrive, je les connais un peu. C’est ça aussi qui fait que dans Tablantec, j’ai cette relation avec eux, je parle d’eux, quand ils sont là je les présente à leur public, je raille évidemment tous les travers que ça peut avoir, mais parfois aussi je les glorifie parce qu’il m’arrive de rencontrer des élus locaux dont la façon de travailler pourrait devenir un exemple.
Mais j’aime mordre la main qui me nourrit. Ah tiens, tu sais qu’à Saint-Brieuc, cette année, j’ai fait fort, j’ai arraché la manche de la veste de Jean-Michel Boinet [directeur du festival Art Rock]. Je me suis fait virer du bar VIP par la sécurité. Je l’avais emboucané sur les questions d’argent parce que je le trouvais un peu près de ses sous, et je crois en gros que je lui ai tenu un discours qui consistait à dire que c’était bien beau de dire qu’on était des grands directeurs de festivals de gauche, que Sarkozy était méchant, mais que si à côté il se comportait comme un directeur d’entreprise ou un marchand de volets roulants… C’est pour ça que je l’ai secoué, ce qui m’a valu les félicitations unanimes de l’équipe le lendemain. Pour moi, c’est aussi héroïque que ridicule, l’alcool aidant. Mais il y a quand même un petit combat à mener. Il y a de moins en moins d’argent dans la culture, c’est pas le cas de Saint-Brieuc, d’ailleurs, c’est pour ça que Jean-Michel Boinet est énervant, mais il y a des structures qui ont de moins en moins de moyens pour fonctionner, on sent que tout se resserre, que tout le monde gratte. En même temps, je me retrouve de plus en plus devant des gens qui ont des comportements à moitié de droite, et qui continuent de claironner qu’ils seraient des militants de la culture de gauche, et ça me met hors de moi.
Est-ce que c’est une contradiction pour toi, et comment la gères-tu si c’en est une, de faire du théâtre de rue et d’être subventionné ou payé par de grosses structures ?
J’ai joué Tablantec 150 fois en faisant la manche avant de le vendre, et je continue à le faire. J’avais dit à l’époque, dans ma grande folie, de toute façon je vendrai jamais le spectacle, et puis j’ai commencé à le vendre, et je suis bien content de le faire, parce que ça me permet d’acheter des billets d’avion pour aller au Chili [d’où est originaire sa femme], et de vivre comme je vis, toujours à l’hôtel et au restaurant. Il y a eu un moment où j’ai dû m’accommoder, en direct, sur scène, de ce nouveau statut. C’est de là, je pense, que sont nées les blagues sur l’argent, comme si j’avais besoin de le dire aux gens. Des fois je demande quelle heure il est, tiens, déjà une demi-heure que je joue…
Je suis plein de contradictions, mais j’espère pas au point de ne plus être intègre. Mes spectacles ne coûtent pas très cher, et je ne compte pas mon énergie. Et puis, c’est peut-être une façon d’assumer ces contradictions, ou c’est le prix de ces contradictions, le prix au sens propre, puisque de l’argent que je gagne, j’en partage beaucoup, j’en dépense plein avec les copains, tous les ans je dépanne des copains avec des cachets [pour leur permettre de conserver leur statut d’intermittents du spectacle]. Tout en me voyant acheter des chaussures de plus en plus chères, vieillir un peu, m’embourgeoiser, etc.
Tu dis être pour la réhabilitation du texte dans le théâtre de rue, que tu trouves trop muet.
Tablantec, c’est ultra-bavard. C’est vraiment le triomphe du bla-bla et de l’oralité. Quand je parle de ce thème, sans faire de jugement parce qu’il y a plein de beaux projets en arts de la rue, c’est pour déplorer que parfois il y ait un manque d’efforts, de propos, de sens. Il y a plein de gens qui font des spectacles à la chaîne, qui ont toujours tous les éléments de production, sauf le fond, sauf les idées. Ça n’est pas un théâtre de vie qui fait que le théâtre aura un sens parce qu’à un moment il pourra se rebrancher sur la réalité et la vie des gens. Même s’il y a de moins en moins d’argent dans ce monde-là, le réseau des arts de la rue n’a jamais été aussi structuré. Je ne vais pas dire que c’est parfait, mais il y a des dispositifs d’accompagnement, il y a plein de lieux, une quinzaine de centres nationaux d’arts de la rue. Et à l’heure où on a toute cette reconnaissance, toute cette institutionnalisation, on constate qu’il y a aussi une espèce de pauvreté, ou de peine à dégager des propos qui soient personnels, ou singuliers, ou engagés. Donc moi je m’amuse en disant que le théâtre de rue, quand il n’est ramené qu’à sa dimension festive, d’animation, ne m’intéresse pas. De tout temps, les gens se sont organisés pour faire la fête : ils n’ont pas forcément besoin du théâtre de rue pour ça.