Le troisième film d’Abdellatif Kechiche (après La Faute à Voltaire et L’Esquive) vient de sortir en DVD. Nous n’avons pu le visionner mais c’est l’occasion de publier une critique inédite de La Graine et le Mulet, qui devait initialement paraître en janvier 2008 dans le n°200 de La Griffe. Malheureusement il y eut le dépôt de bilan…
Véritable bénédiction, La Graine et le Mulet est le film que nous appelions de nos vœux. Un de ces fameux «films du milieu» dont Pascale Ferran mettait si brillamment en évidence la mise en danger lors de son fameux discours des Césars 2007, à savoir, ceux qui mêlent exigence artistique et volonté de s’adresser au plus grand nombre. Comme l’a si bien formulé la réalisatrice, cette bipolarité de la production cinématographique hexagonale finit par tirer le goût du public vers le bas, en ne réservant l’ambition artistique qu’à une frange du public de plus en plus restreinte.
Cette double ambition, Abdellatif Kechiche, l’inscrit à même le dispositif esthétique de son film en mettant un genre populaire — la fable sociale — à l’épreuve d’un style, la radicalité d’une certaine forme du cinéma du réel. Ce style, très rare, celui de Pialat, de Casavettes, ou bien du précieux Jean-François Stévenin, Kechiche l’avait déjà fait sien dans L’Esquive, où se dessinait cette attention à l’humain, et à une vérité de l’interprétation qu’il s’agissait de capter et de restituer en dehors de toutes conventions cinématographiques. En résulte cette même manière de faire avancer son récit par bloc de temporalité, en poussant, au mépris de tout impératif dramaturgique, les séquences jusqu’au point d’incandescence où leur vérité surgit du chaos. Ici, on prend le risque du piétinement, les scènes s’étirent, il arrive que l’on s’y ennuie jusqu’à un moment où, soudain, l’émotion éclôt de la manière la plus puissante qui soit, celle du réel nu.
Mais si l’amour de Kechiche pour ses personnages ne s’exprimait qu’à travers l’attention extrême qu’il leur porte, l’importance de La Graine et le Mulet s’arrêterait là. Or ce nouveau grand nom du cinéma français décide de prendre en charge une vision utopique en faisant glisser son récit dans le registre de la fable sociale. Le personnage de Slimane (Habib Boufares), autour duquel le récit s’organise, parvient ainsi sans mal, par la grâce d’une ellipse, à accéder à son rêve d’ouvrir un bateau-restaurant qui fédérerait à la fois toute sa famille et sa communauté, le tout avec l’accord des institutions. En faisant accéder à ses rêves cet ouvrier fraîchement licencié d’un chantier, Kechiche s’inscrit dans une tradition cinématographique qui va de Marcel Pagnol à Frank Capra en passant par une bonne part du néo-réalisme italien. Une certaine sublimation des couches populaires particulièrement bienvenue au regard des diverses productions académiques du film «d’auteur» naturaliste où les-rêves-butent-immanquablement-sur les-dures-lois-du-réel.
Est ce à dire que tout va bien dans le meilleur des mondes dans La Graine et le Mulet ? Non, Kechiche ne fait l’économie ni du mépris envers la population immigrée (le regard paternaliste des institutionnels, et la méfiance des petits commerçants), ni des dérives des structures familiales fortes (les frasques d’un des fils «couvertes» par sa famille au détriment de sa femme et son enfant), ni des différentes hypocrisies, rivalités, et commérages rythmant la vie de cette communauté. Plus généralement, Kechiche, encore à contre-courant, dresse le portrait d’un faux-semblant de patriarcat où l’homme souvent lâche, étourdi ou impuissant, conserve, certes, l’autorité mais où ce sont les femmes qui disposent de l’énergie et du savoir-faire. On est ici, à la fois à l’abri de toute complaisance folklorique ou exotique mais aussi de toute velléité du «film-dossier». Kechiche croit au cinéma et ne fait pas «discours» sur différents sujets sociétaux comme c’est trop souvent le cas dans le cinéma naturaliste organisant des récits «édifiants» sur des problèmes socio-économiques.
Kechiche tire ses personnages vers le haut (l’utopie) tout en ne faisant l’économie de rien (le souci du réel), et c’est de cette tension entre deux attitudes a priori inverse que le film tire une partie de sa force et surtout sa profonde originalité. Ainsi quand, à la fin du film, on voit s’organiser de façon très marqué un suspense, on est soufflé par l’audace de Kechiche qui passe de ces enchaînements abrupts de blocs temporels (reliés par des ellipses dont le contenu n’est dévoilé qu’a posteriori), à une figure de style aussi organisé dramatiquement. Précédemment la scène des clients du café, véritable chœur de théâtre grec récapitulant les enjeux et obstacles du drame, nous aura préparé à ce glissement vers une dimension plus fictionnelle.
Ainsi le final quasi mythologique voit le corps prendre le relais d’un langage dont le pouvoir arrive à expiration. Les corps de Rhym (Hafsia Herzi) et Slimane, en déployant toute leur énergie, s’y épuisent conjointement à entretenir ce rêve enfin réalisé. La scène, pourtant belle en elle-même, est d’autant plus puissante qu’elle fait suite à un film où le langage aura régné en maître. Bien que toujours relié au corps comme en témoigne ce merveilleux moment où Mario (Bruno Lochet) avoue timidement ne connaître de la langue arabe que le vocabulaire de la volupté dont il use dans l’intimité avec sa femme, c’est l’ivresse du langage qui aura alimenté le film jusqu’alors. Mais Kechiche, tout en nous enivrant de la beauté des langues et de leur entremêlement, n’aura également de cesse de suggérer que son usage est également vecteur d’exclusion : violence des institutions (la banque, la mairie) dont il faut savoir manier le langage pour arriver à ses fins ou bien violence du sentiment de rejet de Mario devant les conversations en arabe entre sa femme et ses amies. Puissance du langage certes, mais aussi limite du pouvoir de celui-ci. Dans deux scènes des plus marquantes pointe déjà un épuisement du langage à traduire la détresse, celui-ci se mettant dès lors à tourner en boucle, impuissant, le corps s’exprimant alors dans les larmes.
Ivresse du dialogue/impossibilité de celui-ci, beauté du corps lors de la scène de danse/épuisement quasi-sacrificiel : Kechiche s’attache à filmer l’énergie de ses personnages qu’elle parvienne à s’exprimer pleinement ou pas du tout. Dans tous les cas ses personnages agissent et ne sont pas simplement « agis » par des déterminismes sociaux. Pas de « message » asséné lourdement dans La Graine et le Mulet, mais on a rarement vu meilleur exemple de cinéma engagé.