La réédition du Petit Fugitif co-réalisé par Morris Engel, Ruth Orkin et Ray Ashley, et la sortie tardive d’un des très beaux films du dernier festival de Cannes (sélection Un Certain Regard), Wendy et Lucy de Kelly Reichard, viennent rappeler que le cinéma indépendant américain n’a pas toujours d’indépendant que le nom.
On ne le dira jamais assez, ce que l’on nous présente aujourd’hui comme « le cinéma indé US », est l’exact équivalent des produits « Reflets de France » en supermarché : un pur label d’authenticité destinée à faire oublier l’origine industrielle du produit. Les films (auto)qualifiés d’«indé» comme Juno, Little Miss Sunshine ou The Visitor sont bel et bien des films hollywoodiens, que ce soit d’un point de vue économique ou esthétique. Économiquement tout d’abord, ces films sont bien produits avec des capitaux hollywoodiens depuis que les responsables de ceux-ci (appâtés par les succès des films passés par le tremplin Sundance au début des années 90) décidèrent de créer des filiales destinées à les produire.
Esthétiquement ensuite et surtout, ces films, se contentent d’opposer aux clichés hollywoodiens d’autres clichés, le tout dans un cadre narratif à peu près identique au tout venant de la production standard hollywoodienne. Marre de voir des jeunes blondes positives et volontaires ? Voilà une jeune brune cynique et neurasthénique. Marre que les Arabes soient présentés comme des terroristes en puissance ? Faites de ceux-ci des êtres immanquablement généreux et dignes, capables, en outre, de guérir de tous ses maux le mâle blanc occidental.
Les auteurs des films précités ont beau se pincer le nez et se donner des airs de ne pas y toucher, ils ont les deux pieds dedans, et n’ont probablement d’autre avenir que leur absorption totale dans le giron du cinéma majoritaire hollywoodien. Il ne s’agit pas ici de décrier l’ogre hollywoodien — celui-ci doit son constant renouvellement esthétique à sa faculté d’absorption des influences étrangères — mais de soulever le fait qu’il y a quelque chose de navrant dans sa fallacieuse (et relativement nouvelle) tentative d’organiser sa propre alternative.
Les amateurs de «vrai» cinéma indépendant devraient alors se précipiter sur Le Petit fugitif et Wendy et Lucy, deux films dont le montage financier ne doit rien à l’industrie du spectacle nord-américaine et qui, pour le coup, n’ont vraiment que très peu de chose à voir avec le modèle esthétique hollywoodien. S’il y a un cinéma auquel on pourrait rattacher ces deux films ce serait celui du Néoréalisme italien, soit le début de la Modernité cinématographique. Ce qui est déjà, en soit, un gage d’indépendance vis-à-vis d’un cinéma hollywoodien qui n’a, de son coté, jamais été véritablement moderne (même s’il en a repris certains des acquis, formes et figures durant les années 70 sous l’impulsion des cinéastes sous influence européenne).
Le Petit fugitif est ainsi à plus d’un titre un ovni dans l’histoire du cinéma et, plus qu’une réédition de la part du distributeur Carlotta, on peut réellement parler d’exhumation à propos de ce film oublié, véritable chaînon manquant de l’histoire du cinéma moderne. Si on sait que la Nouvelle Vague française fut grandement influencée par le Néoréalisme, on avait oublié que le numéro des Cahiers du Cinéma dans lequel fut publié la fameuse déclaration de guerre de Truffaut « contre une certaine tendance du cinéma français » avait ce film pour couverture. Et Truffaut, comme Godard, ne cessèrent de revendiquer son influence lors des interviews qu’ils donnèrent à l’occasion des succès conjoints des 400 coups et d’À bout de souffle. L’auteur de ce dernier chercha d’ailleurs à se procurer la caméra ayant servi au tournage du Petit Fugitif en rentrant en contact avec l’un de ses co-réalisateurs. Loin d’être anecdotique, ce point a son importance quand on sait la corrélation entre les innovations techniques et les bouleversements esthétiques dans l’Histoire du Cinéma. Or la fameuse caméra, d’une légèreté inédite, fut conçue artisanalement par le cinéaste lui-même afin de rendre possible un tournage «à l’arrachée» à New York.
Si les cinéastes néoréalistes furent les premiers à théoriser et à mettre en pratique l’idée de faire revenir le Réel brut dans le cinéma de fiction et à abandonner par là-même la lourdeur et l’artificialité des conventions narratives et du tournage en studio, Le Petit Fugitif fut le premier film américain à emprunter le sillage de l’émotion purement cinématographique de la simple présence au monde. En découle un film à la très grande économie narrative, traversé par de fulgurants moments de beauté qui doivent beaucoup au naturel bouleversant du jeune comédien Richie Andrusco dont les pérégrinations dans le Coney Island du début des années 50 sont filmées avec une attention de tous les instants. Cette attention rappelle bien sûr celle de Vittorio De Sica envers ses personnages à la recherche du Voleur de bicyclette dans la Rome de l’après-guerre. Mais on la retrouve également toujours aussi opérante chez Kelly Reichardt filmant, de nos jours dans une petite ville d’Oregon, une Michelle Williams à contre-emploi dans Wendy et Lucy.
Déjà responsable du très beau Old Joy en 2006, Kelly Reichardt, récidive avec encore plus de brio dans le cinéma épuré et behavioriste. Pas de notifications psychologisantes chez elle mais une attention de tous les instants aux visages et aux gestes, allié à un vrai sens de la durée dont découle une émotion sincère et puissante. Wendy et Lucy actualise la vigueur du cinéma d’influence néoréaliste pour traiter de problèmes éminemment contemporains, ici à travers l’histoire d’une fugue également.
Lucy est une jeune américaine que l’on sent aspirer à une existence nomade, mais très vite une panne de sa voiture et la disparition de sa chienne, la plongent dans les lourdeurs administratives des protocoles bureaucratiques. La réalisatrice filme ceux-ci avec un prosaïsme qui achève de les rendre terrifiant et actualise ainsi la force du cinéma dans son empreinte du monde à l’heure de la toute puissance des empreintes digitales. Très politique en cela, Wendy et Lucy, par l’enregistrement brut du réel, restitue aux individus leur opacité et complexité à un moment où l’enregistrement informatique propre à nos sociétés du contrôle les réduit à de purs signes lisibles. À travers cette belle histoire de désir empêché (celle d’une vie nomade en dehors du système), on peut lire en creux les difficultés qu’il y a à réaliser un film réellement indépendant aux États-Unis aujourd’hui. Dans la pauvreté, forcément…